LA SOCIETE DE PASTELLISTES FRANCAIS
Récit de l'exposition de 1888 et de la création de la Société de Pastellistes français (1885 - 1927)
Lettre de Roger Ballu (président fondateur de la Société de Pastellistes français)
A Monsieur Ludovic Baschet.
(Editeur de la Revue Illustrée, N° 57 publication du 15 avril 1888)
MON CHER AMI,
Vous voulez bien me demander un article sur l'Exposition de la Société de Pastellistes français. Prenez garde, on va prétendre que c'est l'article que j'ai fait.
Vous le comprendrez mieux que personne; je ne vais pas de gaîté de cœur mettre à mal des camarades, et jeter du discrédit sur une Société que j'ai quelque raison de chérir. Le pourrais-je, le voudrais-je? Je me heurterais à une opinion consacrée depuis quatre ans, à savoir que notre Société se compose de trente membres et de trente talents.
Je n'y vais pas par quatre chemins, n'est-ce pas? Pardonnez-moi cette originale manière de procéder. D'ordinaire, quand on commence le compte rendu d'une exposition, il est de bon goût, en deux lignes bien faites, de poser le principe de son impartialité, de repousser toute intention de complaisance, de laisser deviner les trésors d'une incorruptible équité; ah comme le mot conscience fait bien alors!... N'empêche que quand le tour d'un peintre qu'il faut ménager, d'un ami auquel on ne veut pas fais peine, on a recours au magasin des formules polies, on tire de son sac une de périphrases aimables ; puis l'on passe à côté et on reprend, pour les autres, son intégrité de juge.
Si vous me le permettez, mon ami, je me donnerai la joie d'être que : c'est de parti pris que je louerai l'Exposition de la Société de la Société de Pastellistes français, parce que c'est de parti pris je la trouve attrayante comme un art se réveille.
L'exposition des pastellistes de 1888
Sur nos trente sociétaires, vingt-seulement ont exposé cette année. Je ne vous dirai pas que ce sont les meilleurs (ce qui ne serait pas vrai, et encore moins d’aimable pour les absents, qui mériteraient cependant une punition ; mais, chez nous il n'y a pas de meilleurs, vous savez bien.
Dagnan-Bouveret, qui a été élu il y a quelques mois, en remplacement du pauvre Guillaumet, revient d'un voyage en Afrique, et on lui a fait crédit jusqu'à l'année prochaine.
François Flameng, après avoir terminé sa grande décoration de la Sorbonne, a déclaré, lui, qu'il allait partir, et que, pour le moment, il ne pouvait plus rien voir en peinture... sa peinture même : c'est ce qu'on appelle aimer à se singulariser.
Cazin a sans doute pensé, mais à tort, qu'il suffisait que le nom de Mme Marie Casin figurât en bas d'un grand pastel, pénétrant de charmes, aux colorations claires (blondes, d'une douceur de sentiment égale à la tendresse d'un style qui rajeunit l’allégorie.
James Tissot travaille à une série de deux cents tableaux représentant les scènes du Nouveau Testament : l'évocation de tout un monde.
Adrien Moreau a fait l'école buissonnière. Je vous le livre : il pèche par son absence mais c'est nous tous qui sommes punis.
A. Maignan et E. Yon ont exposé... de mauvaises raisons, qu'il a bien fallu, à grand notre regret, faire semblant de trouver bonnes. Il doit y avoir du jury de Salon dans l'affaire ; comme si c'était juste de nous priver de la bonne aubaine de leur talent, pour assurer ou empêcher la participation à l'exposition annuelle d'un tas de peintres qui nous est parfaitement égale!
Heilbuth avait commencé un pastel. Je l'ai vu, c'était une chose exquise. On sait de reste que les crayons de couleur conviennent merveilleusement à la manière si délicate d'Heilbuth. Et voilà qu'il s'est ajourné pour raison de caresses dernières. Au moment la séparation, son cœur de père a molli. A titre de compensation, nous avons, sur la foi du serment, l'assurance que, dans douze moi l'enfant se présentera, escortée de plusieurs compagnes.
Reste Vollon. Hélas ! chaque fois qu'on va voir, cet admirable peintre, c'est toujours demain qu'il se mettra à la besogne. La promesse formelle d'exposer date toujours d'aujourd'hui Comme je voudrais pouvoir dire un jour : C’est hier que Vollon a envoyé ses pastels à l'Exposition de la rue de Sèze !
Or, donc, vingt-deux pastellistes ont exposé. Vingt-deux : par lequel commencerai-je?... Mais est-ce que vous tenez vraiment à ce que je vous passe une revue en règle? Gare aux formules, aux clichés, aux transitions obligatoires : « M. se distingue par telle qualité... Cette qualité n'est pas celle de M. Y., mais il en révèle d'autres qui ne sont pas d'un mérite inférieur... Par contre, M. Z., dans son envoi si remarqué, réunit l'attrait de l'un et de l'autre... M. R., est comme toujours, (un coloriste puissant... Puisque nous parlons couleur, le moment est venu de citer le nom M. S., qui... »
Est-ce cela que vous voulez ? Non, n'est-pas ? N'allez pas croire, au moins, que je sois embarrassé ! mais laissez-moi vous conter une histoire.
C'était, il y a quelques années, dans un pays voisin ; on fêtait la mémoire d'un génie, un des plus grands de l'humanité, tout simplement. L'Académie des Beaux-Arts avait envoyé, pour la représenter, plusieurs de ses membres, entre autres Charles Blanc et un peintre dont le nom est encore, à l'heure actuelle, aussi justement populaire en France qu'à l'étranger. Ils firent l’un et l'autre un discours très remarquable au pied de la statue qu'on inaugurait. J'assistais à la cérémonie avec un de mes amis, qui était chargé d'en rendre compte dans un grand journal parisien. Également honoré de la bienveillance de ces deux hautes personnalités, et voulant ne déplaire à aucune d'elles, voici à peu près comment il apprécia le mérite des harangues : « Le maître (il parlait du peintre) a rendu hommage au génie en grand artiste, homme qui, mieux que tout autre, pouvait comprendre..., etc. — Le discours M. Charles Blanc, d'un beau style, et naturellement plus littéraire... »
Savez-vous ce qui arriva ? Il fut furieux, le peintre; le surlendemain, au reçu des journaux de Paris: « Comment s'écria-t-il, en m'abordant, qu'a donc votre ami? Pourquoi le discours de Charles Blanc est-il « naturellement plus littéraire ? » Je ne sais donc écrire en français? ».
Eh bien, je me suis toujours souvenu de cette anecdote, mais jamais aussi clairement qu'en ce moment. Elle m'a fait peur souvent ; aujourd'hui elle me donne le frisson. La langue française est bien riche, mais je n'y trouve pas encore assez de synonymes pour faire de chacun de nos pastellistes un éloge aussi égal que je le voudrais. Si j'allais en froisser un, ce serait pour moi un gros chagrin. Puis, je tiens beaucoup à mon titre de président de la Société de Pastellistes français : je veux qu'il soit gravé sur ma tombe!
Songez maintenant, mon pauvre ami, à la situation où me voilà. Si je vous parle des portraits si intéressants, d'un caractère si moderne, d'une facture si distinguée que Helleu et Jacques Blanche, par exemple, nous ont envoyés, Guillaume Dubufe, Emile Lévy et Machard seront en droit de penser que j'aurais bien pu commencer par eux. — Je vante les paysages lumineux de Montenard? «ceux de Nozal, si fermes, si bien construits, ne sont pas des intérieurs de cave» dira, sans attendre, mais très justement, un de ceux, qui comme moi, aiment le talent de ce peintre. — Tenez : Besnard, Roll, Duez, Gervex et Jean Béraud ont là une exposition transcendante, qui résume mieux que jamais, peut-être, cet art personnel, vibrant et vivant qui est le leur ; si je dis d'eux tout ce que j'ai à en dire, il ne me restera plus — étant donné le nombre de lignes que vous m'avez si chichement mesurées, soit dit entre parenthèses, — la faculté de parler comme je le devrais de mes autres amis : Jules Lefebvre, John Lewis Brown, Émile Adan, et ils seront autorisés à croire que c'est parce qu'ils n'ont envoyé qu'un ou deux pastels que je fais bon marché de leur exposition, comme si j'étais de ceux qui préfèrent la quantité à la qualité! — Thevenot a fait sensation le premier soir : tout le monde en convient ; mais de cette année dateront les débuts, dans le pastel, de Luc-Olivier Merson : ce n'est pas à coup sûr une aventure de peu d'importance que la prise en possession d'un genre nouveau par un peintre de cette valeur. — J'aurais bien essayé de rendre hommage à Mme Madeleine Lemaire, cette incomparable artiste, mais les ignorants donneront bêtement à entendre que c'est par galanterie que j'esquive d'un mot la comparaison. — Si enfin, je déclare que le sort s'est montré intelligent cette fois en attribuant la place d'honneur à notre cher et grand Puvis de Chavannes, on me demandera de quoi je me mêle en félicitant le sort. — Et quant au succès de Lhermitte, si franc, si unanime, m'aviserai-je de le constater, j'aurais l'air de le croire plus mérité que tous les autres.
Non, cher ami, je renonce à essayer d'analyser par des noms les causes de cet empressement du public, qui se fait en ce moment à l'Exposition des Pastellistes. Le mérite de ce triomphe revient à chaque sociétaire en part indivise. Et vous croirez bien à ma sincérité; vous ne vous imaginerez pas, j'espère, que je me laisse aller à la complaisance, quand je vous dirai que depuis longtemps on n'avait pas vu à la galerie de la rue de Sèze une réunion d'œuvres modernes aussi séduisantes, ayant plus une expression particulière, échappant plus aux banalités, fleurant mieux l'art pur... Au fait, vous me l'avez dit vous-même, vous étiez dans l'enthousiasme l'autre jour; et c'est pour cela que vous m'avez demandé ces lignes : vous n'aviez pas peur cette fois de mes sévérités.
Récit de la création de la société de pastellistes français
Et dire que quand notre Société est née, personne, sauf quelques-uns, ne croyait à son existence : on avait même prédit qu'elle n'arriverait pas à terme I J'ai là-dessus des souvenirs qu'il m'est infiniment agréable de rappeler... Pardonnez-les-moi.
C'était, il y a cinq ans, à l'exposition des Dessins du siècle, à l'École des Beaux-Arts. Je ne sais comment, devant ces admirables dessins rehaussés au pastel de Millet, le regret me vint de penser que ce genre si français, si fécond en ressources, était à peu près abandonné; et cependant je dois reconnaître que déjà Emile Lévy avait réussi à le mettre en faveur pour les portraits, et que Duez s'en était servi dans de charmants panneaux de fleurs. Les aquarellistes existaient bien, pourquoi n'aurions-nous pas aussi les pastellistes ?
C'est sous cette forme que l'idée se présenta à moi. A peine avait-elle traversé ma pauvre cervelle, — et peut-être n'aurait-elle fait que passer seulement, — que j'aperçus, en me retournant, Georges Petit, qui venait de se constituer l'hôte des aquarellistes.
Alors, avec un imperturbable aplomb, prenant de suite mon désir pour une réalité, j'annonçais à Georges Petit que j'organisai s une Société de Pastellistes, et qu'à peu près composée déjà, elle allait ouvrir à l'École même sa première exposition.
Georges Petit sauta sur le projet, me dissuada, sans trop de peine naturellement, de conserver l'emplacement du quai Malaquais. Un quart d'heure après, nous avions échangé notre parole pour un traité à intervenir.
Mais il fallait trouver des pastellistes ! C'était bien, somme toute, le principal. J'ai encore à l'oreille le concert des objections, les représentations des incrédules : « Le pastel est un art mort, il a fait son temps — on ne fera jamais mieux que La Tour...., il n'y a plus de peintres qui fassent du pastel : vous n'en trouverez jamais assez pour organiser une Société, voire même une exposition. »
Malgré cela, je réunis assez vite une quinzaine d'artistes qui m'encouragèrent et acceptèrent la proposition. Bien des fois, il me fut répondu : « Je ne demanderais pas mieux que de faire partie de la Société, mais je n'ai jamais fait de pastel. » « Ce n'est pas une raison, vous en ferez, répliquais-je. » Et comme ils ne se trouvaient pas seuls à tenter l'aventure, cela les enhardissait. Quand on est artiste de race, comme ils l'étaient tous, la pratique du pastel ne devait être qu'un tour de main à prendre. C'est ainsi que nous eûmes Paul Baudry et Gustave Guillaumet.
Les statuts rédigés, par lesquels il fut décidé que la Société ne se composerait jamais de plus de trente membres (les sociétés fortes et qui durent, sont les fermées et les peu nombreuses), il fallut faire acte d'existence.
La date de l'ouverture de la première exposition fut fixée au 1er avril 1885. Dame! on était peu nombreux encore. Quatorze artistes vivants, membres de la Société nouvelle, étaient à même d'exposer, et peu d'œuvres. Il fallut appeler les morts à la rescousse.
Nous allâmes à Saint-Quentin chercher des La Tour. Les collections particulières nous prêtèrent des Perroneau, des Largillière, des Rosalba, des Coypel, des Chardin, des Prud'hon, des Reynolds, des Vigée Le Brun. Le dix-huitième siècle, qui nous servait de préface radieuse, nous donnait des leçons, en même temps qu'un patronage, et nous recommandait auprès du public pris au charme.
L'année suivante, les cadres étaient pleins. A l'heure actuelle, aucune place n'est vacante. Ce n'est pas tout, il y a une liste de soixante-cinq candidats!
Et, le plus joli, c'est que, une semaine après l'ouverture de la première exposition, on ne trouvait plus de boites de pastels, à Paris, chez les marchands de couleurs! Rassurez-vous, ils en sont pourvus maintenant.
On vient de découvrir un nouveau procédé pour fixer le pastel, qui a donné des résultats inattendus. La Société va partir, au mois de mai, pour Copenhague. Que l'Amérique l'appelle, elle ira.
Oh ! les bons prophètes qui avaient prédit que l'art du pastel étant mort, rien ne saurait le ressusciter! Je pourrais citer leurs noms; à quoi bon? Je me contenterai de dire seulement qu'on ne leur avait pas demandé de faire partie de la Société de Pastellistes français.
Celle-ci a eu un tort bien grave, en vérité elle n'a voulu chez elle que de véritables artistes, et elle y a réussi.
ROGER-BALLU.