Traité de pastel Charles Louis Gratia

Fac similé de l'édition originale de 1891                                                                                                        
déposé à la BNF par mes soins pour la
mettre à la disposition de tous.

Description de cette image, également commentée ci-après

TRAITÉ

DE LA

PEINTURE AU PASTEL

PAR

CH.-L. GRATIA

Artiste peintre – Hors concours

Prix : Un franc cinquante centimes

PREMIÈRE ÉDITION

1891

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VEUVE BADER & Cie
IMPRIMEURS – EDITEURS

A. REVERCHON, Dépositaire, 145, faubourg  St –Martin
PARIS

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Imp. Veuve Bader et Cie, éditeurs, Mulhouse et Paris, 145, faub. Saint-Martin

LES PEINTRES LORRAINS

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CHARLES-LOUIS GRATIA

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(Extrait de la Revue des Beaux-Arts du 31 novembre 1890)

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     L’exposition qui obtient en ce moment à Nancy un vif succès ramène l’attention tout d’abord sur un artiste hors concours et hors de pair, selon l’heureuse expression de notre distingué confrère, le critique d’art Th. Véron.

     A notre Salon de Paris, l’année dernière, Charles-Louis Gratia avait exposé un moine chantant, demi-corps, pastel peint avec une science parfaite du dessin, de la couleur puissante et sobre des anciens grands maîtres et une souplesse merveilleuse dans la juxtaposition et modelé des touches.

     Ç’a été, à Paris et Nancy, un étonnement de voir toujours jeune de pastelliste de race, si original, dont les 75 ans n’ont fait qu’accroître la netteté de la vision.

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     La vie de cet artiste est une des plus curieuse et des plus pénible : peut-être un jour, vous conterai-je tout au long cette histoire d’un grand artiste ignoré de la foule et d’un homme de bien auquel il eut fallu qu’un hasard heureux pour être mis d’un coup en pleine lumière.

     Ch.-L. Gratia est né à Rambervillers en l’année 1815. Tout jeune, son père l’emmena à Paris. Il entra dans l’atelier de Decaisne qui bientôt, plus fier de son élève que de lui-même ; lui prédit un brillant avenir. L’artiste se consacra à la peinture à l’huile et au pastel. C’est dans ce dernier genre qu’il se spécialisa et se fit, plus tard, une grande réputation comme pastelliste.

     Il débuta au Salon de 1837 avec un pastel « Prosper Gothi », artiste dramatique ;

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puis il exposa successivement « Mayer Schnerb » (peinture à l’huile, 1840), « Esther de Beauregard » (1841), « Mlle de Boisgontier » (1844), enfin les portraits du comte d’Eu et de la comtesse de Solms.

     Ayant quitté la France en 1850, très éprouvé à la suite de la révolution, Ch.-L. Gratia demeura pendant dix-sept années en Angleterre ; là, parmi les portraits les plus connus qu’il nous fit, nous citerons « la comtesse de Voldeyreve », « John Blachuvool », « le colonel Donalle », « le général Stewart », les capitaines de marine Belcher et Aumannay - qui allèrent tous deux à la recherche de John Franklin, - « miss Carrington », « lord Follet », « lord Willoubey », premier chambellan de la reine, etc.

     En outre, il exécuta pendant ce temps, au pastel, de véritables petits tableaux de chevalet d’un goût exquis.

     Pendant son séjour en Angleterre, Ch.-L. Gratia envoyait au Salon de Paris : en 1861, « Corsaire turc » ; en 1864 « Jeune liseuse » ; en 1865, « lady Norreys » ; en 1866, « le naturaliste Verreaux » ; en 1867, « tête d’étude d’homme » ; en 1868, « jeune femme jouant avec une perruche » ; en 1869, « la maréchale et le maréchal B. » ; en 1874, « homme d’armes et le général comte de Montaigu ».

     De retour en France, en 1867, M. Louis Gratia fit, entre autres portraits, ceux de Mme la baronne Salomon de Rothschild et de sa fille, le portrait du cardinal dont le nom est tout d’actualité, Mgr Lavigerie, alors évêque de Nancy.

     En 1844, à 29 ans, il obtenait une médaille de 3me classe et une de 2me classe, son rappel en 1861. Enfin, à la suite des expositions des Amis des Arts de l’Académie de Stanislas, à Nancy, il remportait une première médaille en 1868 et la médaille d’honneur en 1870.

     La vie privée de cet homme est un long roman, étrange souvent et dont la plupart des pages sont faites de tristesse.

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     Ch.-L. Gratia est l’auteur d’un traité sur le pastel qui paraîtra dans les premiers jours de l’année prochaine et, nous en avons la ferme conviction, contribuera encore à répandre ce procédé si parfait. Dans une lettre-préface à l’éditeur de ce traité, notre confrère Th. Véron rappelle – ce que nous avons déjà fait ici d’autre part – les appréciations de l’éminent et regretté Charles Blanc, qui a écrit : « M. Ch.-L. Gratia n’a point de rival dans le genre pastel ; il sait lui donner la vigueur du coloris, l’harmonie, la chaleur de ton, unies à la fraicheur et au velouté des teintes. » Ces paroles du grand historien des peintres, ajoute M. Véron, ne constituent-elles pas de vrais titres de noblesse et un brevet de maîtrise pour ce vétéran hors concours et hors de pair ?

     Un témoin oculaire, qui nous a fourni les détails nécessaires à cette esquisse, nous racontait que Charles Blanc, après être resté une grande heure dans l’atelier de Gratia, devant « la liseuse », avait dit – et écrit ensuite – que ce maître était considérablement en avance sur tous les pastellistes anciens et

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modernes. en effet, si ce genre de pastel longtemps délaissé, a été repris, c’est à  Gratia qu’on le doit : par la parole, par ses écrits, par ses leçons il en a proclamé la supériorité et a prêché d’exemple ; il s’est attaché à l’étude du pastel sous toutes ses formes, animé d’une foi qui ne faiblit jamais, et il en a pénétré les mystères.

     Détail qui a son intérêt et qui montre cet artiste dans ses scrupules et dans sa compétence : il compose lui-même ses crayons et il est arrivé à une telle habileté dans le jeu et le choix des demi-teintes, que bien des artistes lui ont très souvent offert d’en acheter.

     C’est que Gratia comme Chéret dans la lithographie, a mis la main au métier. Pendant les deux premières années des dix-huit années qu’il resta en Angleterre, notre artiste Lorrain, poussé par les circonstances qu’on devine – et qui eurent, on le voit, un heureux résultat dans la suite – dut composer des crayons pour la maison Neumann, la première du monde pour les couleurs. C’est un des épisodes pénible de sa vie, mais non des moins touchants : un jour que le broyeur avait jeté le désordre dans le classement des tons, M. Neumann pria Gratia de venir réparer le mal ; les choses remises en place, l’artiste, levant la tête, aperçut des larmes dans les yeux de M. Neumann et de son représentant. Et comme il leur demandait la cause de leur émotion : « C’est lui dirent-ils, de voir un artiste de votre valeur astreint à de pareils travaux. »

     C’est encore, aujourd’hui, par l’intermédiaire de M. Mills, l’associé de M. Neumann, que Charles Gratia fait venir ses poudres, dont quelques-unes, paraît-il, sont impossibles à trouver en France. Ces poudres proviennent d’Inde, elles sont récoltées soit dans le calice de certaines fleurs, soit sur le dos ou les ailes de certains insectes. Par des mucilages savants où les gommes différentes et les essences viennent jouer un rôle d’une grande importance, Ch.-L. Gratia obtient ces crayons aux effets puissants, ces robustes empâtements qui ont souvent fait prendre ses pastels pour des peintures à l’huile. Nous avons vu de cet artiste des pastels faits depuis quarante ans et qui ont la fraicheur et l’éclat du premier jour.

     C’était l’avis de Charles Blanc, et c’est aussi le nôtre, que certains pastels de Gratia, par leur qualité transcendante sous le rapport du métier, de la couleur, du dessin et aussi sous celui du charme poétique, qui est l’auréole de ses œuvres, se vendront, en un temps donné, au poids de l’or. Ce ne sera pas la première fois, au surplus, que nous verrons cet exemple d’un artiste trop consciencieux et modeste ne point profiter de son talent, qu’on cotera seulement après sa mort – réparations tardives et ironiques ! Oh ! le flair des amateurs qui achètent les toiles 750,000 fr., qui finissent par découvrir l’œuvre d’art pur et tombent dans un autre excès après un demi-siècle que la critique clairvoyante et vigilante a désigné inutilement cette œuvre à l’attention des contemporains !

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La Lorraine possède de nombreux artistes de race ; qu’elle ne soit pas injuste et reconnaisse et apprécie leurs talents opposés ;

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qu’elle soit bien convaincue que les vrais maîtres dans chaque école ont une égale importance et doivent être goûtés en raison des beautés qu’ils découvrent. Ceux qui, comme M. Friant, se trouvent jetés dans la mêlée moderne, ont aussi bien nos sympathies que ceux qui, comme Gratia, maintiennent d’anciennes traditions qui ont été pour quelque chose dans l’honneur et la splendeur de notre art français. Chacun joue un rôle nécessaire dans notre constante évolution d’art et soient une manifestation glorieuse nait de la juxtaposition des talents.

     C’est ce qu’on semble avoir compris à Nancy où l’on demande pour ce grand artiste et pour cet homme de bien une consécration méritée. Après Charles Blanc, après Véron, nous élevons notre humble voix, et nous sommes certain que les hommes éminents qui ont entrepris de donner à cet artiste un gage de leur estime et de leur admiration, réussiront dans leur noble tâche : tant que les hommes de parti-pris, les chefs de bandes, les meneurs de cabales, les sectaires, les hommes néfastes ne seront pas les maîtres des beaux-arts, il nous sera toujours permis d’espérer en un acte de justice, et nous croirons qu’il est possible de voir le vrai mérite reconnu et le talent, de quelque ordre qu’il soit, récompensé.

HENRY HAMEL.

PRÉFACE

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MONSIEUR L’ÉDITEUR,

     Vous me demandez mon opinion sur « le traité de peinture au pastel de M. Ch.-L. Gratia » que je viens de lire et d’étudier à fond, comme vous m’en aviez prié.

     Eh bien, je puis vous affirmer, que ces documents et leçons formulés ex-professo, simplement et clairement, par un maître des plus compétents, sont de nature à rendre de réels services à l’enseignement d’un genre aujourd’hui très négligé.

     Personne mieux que M. L. Gratia n’était plus à même de faire valoir les mérites de ce genre charmant et vaporeux, au culte duquel il s’est consacré toute sa vie avec ferveur et la foi d’un Saint-Paul qui, sur le chemin de Damas de l’art, a été subitement illuminé et a reçu d’en haut la mission de sauver le genre presque éteint des Latour et des Rosalba.

     M. L. Gratia nous montre tout d’abord, par de savantes doctrines des Vinci, des Michel-Ange et Poussin, qu’il pratique, avant tout, le dogme sacré de feu le grand Ingres : « le dessin est la probité de l’art. » C’est sur cette base inébranlable que l’amateur et le véritable artiste doivent élever l’édifice magique de ce ravissant coloris, pris aux ailes poudreuses des papillons, ces fleurs simples animées, et au prisme du soleil. M. Gratia n’a point de peine à prouver que ces délicates et subtiles couleurs présentent à l’impressionniste, aussi bien qu’aux maîtres les plus compétents, le moyen de fixer au vol les notes et impressions les plus fugitives qu’offre, en passant, la nature mobile et inconstante comme Protée, dans ses changements et ses éclairages. – En outre, comme il indique le moyen simple, il lui est tout aussi facile qu’au photographe, de combattre la volatilisation du merveilleux coloris qu’il a pu obtenir presque instantanément avec les crayons que le maître éminent

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a su en composer, après une longue expérience, et dont lui seul a le secret.

     En somme, M. L’éditeur, ce petit traité me semble appelé à devenir indispensable aussi bien pour l’amateur et l’élève que pour l’artiste de profession. Débarrassé de toute technologie pédantesque, sa clarté s’offre à toutes les intelligences, et, sous l’apparence rudimentaire, il donne néanmoins les bénéfices accumulés d’une longue et infaillible expérience. Et il n’y a là rien de surprenant, car en ouvrant mon dictionnaire de l’art et des artistes contemporains, je retrouve, en termes analogues, toutes les vérités que m’a suggérées la lecture de cet utile petit traité. Je ne relève à l’annuaire 1882 que cette citation de feu Charles Blanc : « M. Ch.-L. GATIA n’a point de rival dans ce genre de pastel ; il sait lui donner la vigueur du coloris, l’harmonie, la chaleur de ton, unies à la fraicheur et au velouté des teintes. »

     Ces paroles du grand historien de la peinture ne constituent-elles pas de vrais titres de noblesse et un brevet de maîtrise pour ce vétéran hors concours et hors de pair M. Gratia, qui couronne dignement sa carrière, en rendant de réels services à la cause de l’art, et en relevant par la plume, aussi bien que par le crayon, un genre jusqu’ici très négligé.

     Je conclus donc que, s’il est un devoir pour les gouvernements d’encourager les généreuses et utiles initiatives M. Ch.-L. Gratia mérite à un haut degré ces encouragements.

TH. VÉRON.

INTRODUCTION

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Origine de la peinture au pastel. – Ses avantages et sa supériorité. – Quentin de La Tour. – De 1789 à 1835. -  Les causes de la décadence. – Le British Museum et les pastels de Léonard de Vinci. – Thomas Lawrence, Roussel, La Tour, Léotard. – Le musée de Dresde et Rosalba. – La conservation des pastels de La TOUR. – Son Procédé : le dauphin, Louis XV, Voltaire, Helvétius, etc. – Les ressources du pastel. – Figure et paysage. – Conclusion.

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     On ignore l’origine de la peinture au pastel : les uns l’attribuent à Trieste au XVIIème siècle, les autres à Mlle Heid ; mais il paraît qu’elle est plus ancienne, car Montfaucon parle de peinture de ce genre, sur fond d’or, remontant à une époque bien antérieure.

     Quoi qu’il en soit, elle est l’une de plus jolies et des plus attrayantes. Elle a cela d’agréable et de commode qu’on peut la quitter, la reprendre, la retoucher sans qu’on soit obligé, comme dans la peinture à l’huile de suspendre son travail et de le laisser sécher. Un de ses plus grand avantages, c’est de ne pas jaunir ou noircir, de ne pas se gercer, de na pas miroiter comme celle-ci. Elle a, en outre, une supériorité incontestable sous le rapport de la vivacité, de la fraicheur, de l’éclat. Par son velouté, elle imite mieux que toute autre les teintes suaves

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de la nature. Aussi Quentin de La Tour, qui vivait sous Louis XV, abandonna la peinture à l'huile pour se consacrer au pastel, où il se plaça au premier rang.

     Comment se fait-il qu'avec de si grands avantages le pastel soit tombé en discrédit pendant quarante-six ans, c'est-à-dire de 1789 à 1835 ? Il faut en attribuer la cause à l'immense quantité de figures de femmes représentées de la manière la plus fade et la plus maniérée en Vénus, en Hébés, en Dianes. Effectivement l'école Vanhoé avait opéré dans l'art une espèce de décadence que le retour sévère des principes de l'époque discrédita. David rendit à la peinture et au dessin une touche plus sérieuse. Ainsi, de tous les peintres du temps de Louis XV, les Watteau, les Boucher, etc., tombèrent en discrédit pour se relever ensuite. Il en fut de même du pastel.

     On a prétendu que le soleil et l'humidité le détruisaient ; mais le soleil et l'humidité n'attaquent pas moins les peintures à l'aquarelle et même la peinture à l'huile. Ces diverses peintures, sous des conditions convenables, peuvent traverser des siècles.

Le British muséum possède les espèces de pastels qu'a faits Léonard de Vinci pour servir à sa belle composition de la Cène. Les pastels de sir Thomas Lawrence, de Roussel, de La Tour, de Léotard ont encore l'éclat qu'ils ont dû avoir dans le principe ; nous pourrions en dire autant des beaux pastels conservés chez le marquis Cornajia, près du lac de Côme. Dans le musée de Dresde, il y a toute une galerie consacrée aux pastels, dont la plupart sont l'œuvre du célèbre Rosalba ; le portrait d'Antoine Raphaël Mengs, peint par lui-même dans sa jeunesse, a encore une fraîcheur telle qu'on croirait voir une tête de Raphaël.

     La conservation des pastels de La Tour, si recherchés aujourd'hui, tient en partie à ce que, mécontent du moyen que lui-même avait inventé pour fixer la couleur, il imagina (l'enfermer les portraits qu'il peignait entre deux glaces, une dessous et une dessus, soigneusement collées sur les bords. De cette façon, ni l'air, ni la poussière, ni l'humidité ne pouvaient pénétrer sous cette transparente enveloppe, ni altérer la richesse du coloris. C'est ainsi qu'on admire encore aujourd'hui ses pastels représentant Louis XV, le Dauphin, Voltaire, Helvétius et beaucoup de grands personnages du même temps.

     Le pastel reprit la place qu'il mérite dans la peinture et non seulement on lui doit de charmants portraits, mais encore des fruits, des fleurs, des papillons dont il atteint le velouté avec une supériorité et un éclat incontestable. Frappé nous-même de la supériorité des moyens que ce genre de peinture offre à l'artiste pour représenter plus

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facilement la nature, nous lui avons, depuis longtemps, donné la préférence sur la peinture à l'huile, et nous nous sommes entièrement livré à la peinture au pastel. Nous croyons même avoir le droit   d'ajouter, sans qu'on puisse nous accuser de trop de vanité, que nous avons contribué à lui rendre la place qui lui est légitimement due. C'est qu'en effet cette peinture se prête à tous les genres : le paysagiste y trouve même des ressources incalculables et, dans plus d'une circonstance, il a pu, à sa faveur, fixer des effets de lumière avec une promptitude à laquelle la peinture à l'huile ne peut atteindre, d'autant plus que celle-ci exige un attirail qui effraie quelquefois les amateurs. Ou admire avec raison les beaux paysages de Bouquet et de Troyon, qui ont su emprunter au pastel toutes ses ressources, quoique tous deux aient une manière de faire très différente.

     C'est pour répondre aux vœux souvent exprimés par nos élèves, que nous avons réuni dans ce petit ouvrage quelques préceptes qui les guideront aussi sûrement que possible, quand ils ne pourront avoir recours aux leçons pratiques d'un professeur expérimenté.

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CHAPITRE Ier

Du dessin et de la figure humaine

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Le dessin est une base nécessaire à toute œuvre. – Le dessin d’après nature. – Théorie et pratique. – La main. – Les copies. – L’imitation des objets usuels. – Le relief et les ombres. – Le trait et la forme. – La touche et l’accident. – Dessin anatomique. – Michel-Ange. – Le Titien. – Les os décident de la forme. – Les grandes proportions.

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      Tout dans la nature, est composé de lignes. On ne saurait donc rien exprimer de ce qui lui appartient que par des lignes. Le dessin seul donne la grâce a une figure expression à. une tête. Sans le dessin, l'illusion disparaît promptement, malgré la magie du coloris. Michel-Ange et Raphaël, ces grands maîtres du dessin, n'ont si bien réussi que par cela même qu'ils ont toujours eu la nature devant les yeux. Ce principe est nécessaire pour tous les artistes et dans quelque genre que ce soit. Ainsi le peintre d'histoire doit toujours étudier ses figures d’après le modèle vivant ; le paysagiste doit étudier la nature au milieu de la campagne.

     L'étude de la figure et celle des animaux a toujours été considérée comme la plus difficile. On y arrive par la connaissance de l'ostéologie, par la mise en place des muscles, par l'habitude de donner aux membres et aux organes leurs justes dimensions et l'espace qui existe mathématiquement d'un point à un autre dans un corps bien proportionné. Il faut donc que le dessinateur joigne à la pratique les connaissances théoriques.

      Nous offrirons ici, aux amis de la peinture, quelques conseils pratiques confirmés par l'expérience et dont ils ne sauraient trop se pénétrer.

      Il faut que la main qui travaille soit souple et tienne,

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par exemple le porte-crayon vers le milieu de sa longueur, à l'aide de deux doigts, celui du milieu faisant une courbure pour le soutenir. Le poignet, devenu lui‑même souple et mobile, doit glisser sur le papier et parcourir, en se portant de côté et d'autre, l'étendue des traits qu'on se propose de fermer. Cette manière de se servir du porte-crayon est d'autant plus essentielle que l'on doit commencer par copier des dessins où la grandeur des contours et des plans d'ombres et lumières développe la main.

     Les premiers dessins qu'on donne à copier au jeune élève, sont ordinairement ou doivent être, autant que possible, ceux qu'un habile maître a fait lui-même d'après nature, soit pour son étude, soit dans le but de les faire servir à ceux qu'il instruit.

     Les premières leçons se borneront à tracer des lignes perpendiculaires, horizontales, des circonférences, des carrés, car ces lignes sont indispensables pour imiter tous les objets lorsque la main saura les tracer, les leçons deviendront, attrayantes, car l'élève pourra aborder tous les sujets ; il imitera donc successivement un verre, une assiette et autres ustensiles ; et, après avoir tracé une série de corps réguliers de ce genre, tous sortis de l'industrie humaine, la main, plus exercée, pourra tenter d'imiter la nature ; le cercle qu'il aura tracé d'abord l'aidera à dessiner des sphéroïdes : abricot, pomme, etc., composés de lignes courbes.

     Tandis que l'élève copie, il doit se pénétrer de ce qu'on entend par le relief, évaluer l'ombre, lorsque le corps en relief est éclairé, connaître la relation des hachures avec les ombres et des traits avec la forme des objets, la relation, enfin, qu'a la touche avec les accidents des traits, qui, selon les courbures ou directions, sont tantôt éclaires, tantôt dans l'ombre, plus ou moins, suivant leur position relativement à la lumière.

      Il faudra joindre à ces moyens d'instruction la copie du dessin anatomique de la tête qu'on imite, dans la même proportion que cette tête, pour s'habituer à ne pas dessiner l'extérieur sans avoir présente à l'esprit l'idée de ce qui se trouve sous la première surface. Sans l'étude de l’anatomie, le dessinateur fera souvent un contour plat là où il doit être arrondi. Par cet exercice on acquerra en six mois plus d'habileté qu'en dessinant au hasard pendant dix ans. Les Egyptiens et les Grecs ont bien compris toute l'importance de cette étude. Michel-Ange s'y est livré à fond ; aussi il a, sans contredit, mieux entendu le

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nu qu’aucun de ses contemporains. Mais il faut, comme lui, étudier et rendre la peau qui couvre les muscles et les adoucit selon rage et le sexe. C'est ce que le Titien a si bien compris. Ce sont les os qui décident, en grande partie, des formes extérieures. Lorsqu'on en connait bien la structure, les plans, les attaches, la manière dont ils se meuvent, on est bien plus sûr de représenter les par­ties qui les couvrent avec le caractère qu'elles doivent avoir. Mais avant d'arriver à ces observations, qui supposent déjà une habileté acquise, l'élève qui se propose de dessiner une tête, de face, par exemple, s'exercera à tra­cer un ovale, car la tête humaine est un ovale plus on moins modifié ; il divisera cet ovale en deux parties éga­les, par une perpendiculaire. Il tracera une ligne horizon­tale sur laquelle il placera les yeux, de manière à laisser entre eux la distance d'un œil, une seconde horizontale pour le nez et une troisième pour la bouche. La ligne perpendiculaire divisera le nez, qui doit avoir le tiers de la longueur du visage. La bouche également traversée par cette perpendiculaire, est aussi large qu'un œil. Les oreilles sont au niveau des yeux et du nez, quelque long ou court qu'il soit.

     Sans doute ces proportions varient dans la nature, puis­que la nature se modifie sans cesse, mais nous supposons les types les plus réguliers, ceux qui doivent généralement nous servir de guides. Tous les artistes connaissent le procédé qui fait dessiner avec justesse d'après nature : consiste à tenir de la main un fil, avec un plomb suspendu, pour voir les parties qui se rencontrent sur une même perpendiculaire. Ce procédé contribue singulièrement à mettre chaque partie en place, ce qui s'indique par des points ; on passe ensuite au trait qu'on doit éviter d'indi­quer durement et uniformément. Ce trait, dans la lumière, sera léger et accusé très largement dans l'ombre : il faut donc qu'il soit délié, ferme au besoin et toujours net, sans tâtonnement.

     S'il s'agit de dessiner un personnage en entier, il faudra encore songer qu'avant tout l'artiste doit consacrer tous ses soins à en établir les proportions. La grandeur des hommes varie : le dessinateur la mesure habituellement eu prenant la tête de son modèle pour unité de mesure. Le plus beau type, doit avoir, en élévation, de sept à huit têtes: telle est la mesure de l'Apollon du Belvédère.

     Les femmes ont la tête plus petite que celle des hommes. On ne compte guère que sept têtes pour la plus grande

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     Les enfants ne portent, guère que quatre têtes, mais ces proportions varient avec âge.

 

CHAPITRE II

Du paysage et de la perspective

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La perspective. - Léonard de Vinci. - Le Poussin.  -  Le paysage. - Principes fondamentaux.

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     Le paysage exige d'abord la connaissance de la perspective, sans laquelle l'art serait resté dans l'enfance. Elle seule apprend à rendre avec exactitude les raccourcis qui se trouvent à chaque pas que fait l'artiste. Aussi Mengs, comme Léonard de Vinci, veulent que l'élève apprenne les premiers éléments de cette science avant de dessiner d'après la nature. Effectivement, rien ne trompe plus aisément que la vue. La perspective est une règle sûre pour mesurer les objets que nous voulons tracer et donner aux lignes et contours la forme qu'ils sont appelés à produire. Cette étude appartient à la géométrie, et comme elle est l'un des plus puissants prestiges de l'illusion stuc la peinture doit faire sur nos sens, elle ne saurait être négligée. Nous ne pouvons en parler ici puisqu'elle est comme l'anatomie, l'objet d'un traité spécial, mais nous' ne saurions trop insister sur la nécessité d'en faire une étude suffisante. Le jeune artiste ne doit point s'en effrayer, puisque ce qu'il doit nécessairement, en apprendre se borne à peu de chose : par exemple, il doit savoir que le point de vue, dans un tableau, ne varie point ; que, conséquemment, il faut s'éloigner assez pour voir, dans son ensemble, le paysage qu'on se propose de reproduire, sans être oblige de tourner, de baisser, ni de lever la tête. Il ne suffit pas, dans un paysage, de mettre les constructions et les arbres en perspective, il ne faut point, oublier la hauteur du point de vue et la distance où le spectateur est supposé se trouver.

     Le Poussin mettait la hauteur du point de vue à celle de l'homme debout sur le premier plan, ou devant. Ce procédé lui fournissait du développement dans les terrains.

     Pour faire bien comprendre à nos lecteurs les plus

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jeunes ce qu'on entend par perspective et pour qu'ils s'en fassent une idée précise, nous donnerons ici un procédé indiqué par Léonard de Vinci pour mettre en perspective le paysage que l'on se propose de copier d'après nature.

     Prenez une glace sans tain montée dans un châssis à coulisse, posée perpendiculairement sur ses pieds. Une carte piquée dans le milieu servira d'oculaire. Elle sera montée sur une branche de fer parallèle à la glace dans un éloignement, de quinze pouces environ, l'œil ainsi placé, on pourra tracer avec du crayon blanc, sur la glace même, tons les objets que l'on verra à travers, et la perspective sera parfaitement observée. La chambre obscure, qui rend exactement les proportions, doit aussi être employée pour l'instruction du paysagiste.

     Les paysages doivent être peints de manière à ce que les arbres soient demi-éclaires et demi-ombrés. Le moment où le soleil se trouve à moitié couvert de nuages est le plus favorable. Le haut des montagnes paraîtra plus clair que le bas, car l'air, qui s'élève des régions inférieures, dérobe aux veux presque tous les objets qui y sont places, tandis qu'au fur et à mesure que l'œil parcourt les contrées plus élevées, les objets deviennent plus visibles ; l'air est alors plus raréfié et par conséquent plus transparent.

     Les figures paraîtront se détacher du fond et avoir un grand relief lorsque le champ sur lequel sont ces figures sera composé de couleurs claires et obscures où la dégradation des teintes sera judicieusement observée ; les figures qui sont sur le devant doivent être plus finies et plus terminées que celles qui sont représentées dans le lointain et qu'il faut toucher plus légèrement afin de les laisser sous une espèce de crépuscule. Les objets, en se rapprochant de l'horizon, prendront en teintes bleuâtres ce qu'elles perdent de leur propre ton. C'est ainsi que les lointains et les montagnes, dans les paysages, paraissent souvent d'un ton violacé ou azuré, que les arbres eux‑mêmes participent à cette apparence, à cette illusion qui fait l'un des plus grands charmes de la peinture et lui donne de la profondeur. Le soleil levant et le soleil couchant répandent sur les objets un ton orangé mais toujours transparent, de manière à laisser sentir, sous ce reflet, la couleur naturelle de l'objet qui se modifie ainsi continuellement. Le ton sera frais et verdâtre si la scène se passe sur les eaux ; ardent, rougeâtre et: mêlé de teintes enfumées si la scène est dans les enfers, dans les forges du mont. Etna, ou sous la lueur du soleil, comme il

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est dit plus haut. Il est impossible d'établir à cet égard des règles invariables, puisque la lumière varie sans limite les couleurs ou plutôt l'effet qu'elles produisent sur nos yeux. Nous expliquerons par un raisonnement analogue un clair de lune : il répandra sur les objets une lumière argentine que les ombres, judicieusement placées, feront valoir.

     Nous nous bornerons ici à ces observations. Il est impossible de tout indiquer, de remplacer l'œil et le crayon démonstratif d'un maître habile ; d'ailleurs, les méthodes ne peuvent pas tout apprendre et l'on ne se forme que par intuition, quant à la partie intellectuelle de l'art. Nous avons voulu montrer le chemin, mais sans prétendre que le voyageur dit suivre strictement les traces de ceux qui l'ont parcouru précédemment. L'originalité, le génie ont trop de charmes pour que nous voulions les refroidir sous des préceptes par trop mathématiques. Dès qu'on peut se soutenir, il faut prendre sa volée. Nous ne pouvons mieux terminer ce chapitre qu’en reproduisant, ici les paroles de sir Josué Reynolds à regard d'un jeune homme qui a étudié les principes fondamentaux de la peinture :

     « Il peut désormais se regarder comme tenant le même rang que ces maîtres auxquels il obéissait naguère comme professeurs, et exercer une sorte de souveraineté sur ces règles qui l’avaient limité jusque-là. Ayant bien assuré son jugement et pourvu sa mémoire, il peut, essayer le pouvoir de son imagination. L'esprit qui a été ainsi discipliné peut s'abandonner au plus chaleureux enthousiasme et s'aventurer à jouer sur les limites de la fantaisie la plus désordonnée, de l'extravagance la plus déréglée ! »

 

CHAPITRE III

De la composition

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Le choix, la disposition. - La convenance et l'’exactitude. - L'unité dans la composition.

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     La composition est l'art de bien disposer les figures ou les objets dans une peinture au pastel, comme dans tous les genres. Elle comprend le choir des attitudes, la disposition

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position des draperies,  la convenance des ornements, l'exactitude des passions. C'est, en un mot, l'heureuse facilité de saisir le sujet qu'on veut reproduire du côté qui peut lui donner le plus d'expression et de mouvement. Il faut le disposer pour qu'il reçoive les ombres et les lumières de la manière la plus avantageuse, de sorte, que toutes les convenances soient observées, le mieux possible. Enfin le revêtir de couleurs agréables. Le point culminant fixé, tous les accessoires doivent contribuer à l'ensemble, à l'aire valoir la partie essentielle du tableau. Pour que ces conditions soient remplies, il faut que l'unité soit dans la composition.

Denique sit quod vis, simplex, duntaxat et unum.

     Si vous avez plusieurs personnages à peindre, qu'ils soient tous différents entre eux ; qu'on les distingue par les traits, la physionomie, la carnation, l'âge. Sous le vêtement, le corps doit conserver sa forme et ses saillies. Que l'attitude soit vraie, les mouvements naturels. Qu'au centre soit, autant que possible, placée la figure principale ; qu'elle soit la plus éclairée, du moins qu'elle attire tout d'abord les regards. Cependant n'entassez pas, sans goût, l'or, les pierreries, les riches étoffes ; la profusion fait perdre aux choses une partie de leur valeur. Une magnificence trop prodiguée détruit le grandiose qu'elle remplace fâcheusement par du clinquant. C'est la sévérité, la noblesse, la sobriété, qui annoncent l'ouvrage d’un grand maître.

     Un élève d'Apelles lui montrait une Hélène couverte d'or et de diamants. « N’ayant pu la faire belle, dit le maître, tu l'as faite riche. »

     Il est sage, dans le costume, d'éviter les formes bizarres, car si le peintre est historien, il doit aussi être poète, et par conséquent ne pas oublier qu'il doit être gracieux. Mais ce moyen de plaire ne s'enseigne pas, c'est un présent du Ciel.

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CHAPITRE IV

Du clair-obscur

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La distribution de lu lumière et de l'ombre. - Léonard de Vinci. - Le relief. - Rembrandt. - Diverses natures des ombres. - Les reflets. - Le miroir convexe et la dégradation des tons. - La grappe de raisin du Titien et le clair-obscur.

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     Le clair-obscur est l'art de distribuer avantageusement dans un tableau des masses de lumière et d'ombre. C'est à l'artiste de commander â l'ombre et à la lumière, et de leur prescrire de se répandre sur la scène qu'il veut traiter de la manière la plus propre à enfanter de beaux effets. Cette science consiste dans l'exactitude à se conformer aux lois physiques de ces phénomènes. Léonard de Vinci insiste sur la nécessité de la force des jours et des ombres, car elle donne beaucoup de grâce au visage de la personne dont on fait le portrait. Si elle est assise à l'entrée d'un lieu obscur, dit-il, tout le monde sera frappé en la voyant, si les lumières et les ombres y sont bien distribuées ; on remarque que le côté du visage qui est ombré, est encore obscurci par l'ombre du lieu vers lequel il est tourné, et que le côté qui est éclairé, reçoit encore de la lumière de l'air qui est lui-même au grand jour, ce qui fait que les ombres sont presque insensibles de ce côté-là. C’est cette augmentation de lumière et d'ombre qui donne aux figures un grand relief et une grande beauté. Rembrandt en connaissait bien la puissance, aussi ses peintures ont un charme indéfinissable. Peignait-il un portrait, pour le rendre plus lumineux, il environnait la tête d'un bonnet noir et faisait tomber la lumière sur le visage. Dans son tableau, représentant le Christ ressuscitant la fille de Zaïre, un rayon de lumière arrive dans l'appartement où se passe cette scène et éclaire les deux personnages principaux, tout le reste est dans l'ombre on a demi-teinte. Dans un grand nombre de ses ouvrages, il s'est plu ainsi à n'employer qu'une seule masse de lumière. Il n'est aucun artiste qui ne sente tonte l'importance qu'a la disposition des objets qu'il se propose de reproduire. C'est pour cela qu'avant d'attaquer les couleurs,

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il cherche à se rendre maitre des jeux de la lumière, pour que dans son sujet éclairé convenablement, les ombres fassent un bon effet. Il cherche à la faire tomber d'en haut, plutôt que de la faire venir d'en bas, c'est-à-dire qu'il fait en sorte que l'ouverture, d'où le jour est introduit, soit fermée jusqu'au-dessus du modèle. Comme la lumière change à chaque instant sur les corps parce que le soleil, mobile lui-même, les éclaire, Léonard de Vinci conseille de la prendre dans ce cas du côté du septentrion, parce qu'elle ne change pas ; mais si la chambre de l'artiste est éclairée au midi, il est bon, ajoute-t-il, qu'elle ait des châssis huilés aux fenêtres, afin que par ce moyen la lumière du soleil, étant adoucie, se répande également partout sans aucun changement sensible. Il faut éviter qu'elle soit tranchée trop durement par des ombres, car elle fait, alors mauvais et effet. Pour ne pas tomber dans cet inconvénient, il est bon d'éviter une lumière produite directement par le soleil ; et pour lors, de placer quelques nuages entre le soleil et l'objet qu'on imite, afin que cet objet étant éclairé plus faiblement, l'extrémité des ombres se mêle insensiblement avec la lumière.

     L'artiste étudiera soigneusement les diverses natures des ombres ; ainsi les teintes du linge, dans le côté ombré, ne sont pas les mêmes que celles d'un manteau rouge ; le corps le plus voisin du jour est le plus lumineux. Il est à la fois plus vivement frappé dans ses reflets et ses ombres, ce qui le rend distinct à nos yeux dans toutes ses parties. Il y a deux moyens d'obtenir des reflets dans un tableau ; c’est d'avancer ou de reculer à sa volonté tous les objets qui le composent. Or, on ne fait avancer ou reculer les objets que par la diminution ou la progression des lumières et des ombres.

     Il est un autre moyen d'obtenir un effet harmonieux et piquant, c'est l'emploi judicieux des tons locaux) qui sont les tons propres aux objets. Par exemple, un peintre a besoin qu'une figure, quoique exposée à. la lumière, ait un ton sourd, il la revêtira d'une draperie d'un bleu foncé. S'il a besoin, au contraire, d'un ton ardent et chaud, il l'habillera de rouge. Si dans un autre endroit il a besoin d'une ombre argentine, pour prolonger un reflet, il couvrira ses personnages d'étoffes blanches ou jaunes.

     Un miroir convexe est excellent, pour déterminer la dégradation des tons et dissiper tous les doutes sur les plans de chaque objet.

     Il est utile de remarquer qu'en pleine campagne, la lumière s'étend librement et l'emporte sur les ombres ;

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qu’elle est plus douce et plus rassemblée dans un intérieur ; qu’elle est plus étroite dans une cave et par conséquent plus piquante ; c’est à la lumière d’une lampe, d’une bougie, que les ombres l’emportent de beaucoup sur les lumières.

      Le Titien donnait une grappe de raisin comme modèle certain de clair-obscur. Plaçons, dit-il, la grappe de raisin de manière à recevoir largement les jours et les ombres. Quoique chaque grain en particulier ait du côté du jour sa lumière, son ombre et son reflet, tous les grains ensemble ne formeront néanmoins qu’une seule et large masse de lumière, égale à celle de la partie ombrée. Voilà pourquoi la plus légère esquisse, dans laquelle ce large clair-obscur est observé, produira un meilleur effet et aura plus l’air de sortir de la main d’un maître, qu’un ouvrage fini, dans lequel les grandes masses sont négligées. Dans les corps qui se touchent, on observera un renvoi mutuel de tous les reflets. Mais ces tons ne se supposent pas, il faut les dérober à la nature, sans quoi on risque de se perdre dans des tons faux et mensongers. Il est des corps transparents et des corps opaques, les uns laissent un passage à la lumière, les autres la lui refusent. Certains corps, tels les métaux, les corps polis, les liquides réfléchissent aussi la lumière, comme le ferait un miroir. L’artiste devra observer fidèlement tous ces phénomènes, s’il veut donner du prix et de la vérité à ses œuvres.

L’extrémité de la partie ombrée est la moins obscure, parce qu’elle reçoit la lumière réfléchie de l’objet qui l’approche. Une ombre également forte dans toute son étendue, ne représenterait donc pas un ombre, mais un trou dont aucun reflet ne diminuerait nulle part l’obscurité.

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CHAPITRE V

Du papier convenable au pastel

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Le papier fort et plucheux – La ponce et l’os de seiche – Papier teinté et papier blanc – Papiers pumicifs – Papiers tendus sur châssis – Stirators – Cartons paysagistes – Un procédé inconnu - Préparation analysée sur les murailles de la sainte-Chapelle.

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     On peint le pastel sur toutes espèces de papier, mais il convient qu’il soit un peu fort, plucheux, pour que la couleur puisse y adhérer plus facilement. Ce papier, conséquemment, ne doit pas être collé, ou du moins il doit l’être très peu, car la colle le rendrait gras et alors la couleur n’y adhérerait pas. Les papiers laineux, tels que les forts papiers gris, de grain égal, sans trop de rugosité, sont excellents. Si l’on n’avait pas de papier du genre de ceux dont nous parlons, mais un papier lisse et trop dur, il faudrait, pour pouvoir l’employer, le poncer légèrement ou le frotter avec un os de seiche en guise de pierre ponce, alors le brillant disparait, il devient plus cotonneux et le pastel s’y fixe aisément. La préférence de telle ou telle couleur ou teinte de papier est affaire de routine. Nous recommanderons cependant le papier teinté préférablement à un papier blanc. Sur ce dernier papier les premières teintes semblent d’abord chaudes par opposition, mais quand il est couvert de pastel il en ressort une teinte qui n’est plus dans le ton que l’artiste cherchait. Les papiers pumicifs, les papiers antiponce qu’on trouve dans le commerce, sont parfaitement convenables. Le pastel y adhère bien, les teintes y paraissent franches et légères, et il permet de charger de couleurs les parties lumineuses qui, pour l’effet, doivent être empâtées. Les restes s’y noient facilement et les dernières touches y restent vigoureuses. L’on peut alors y revenir autant de fois que l’on veut sans crainte de leur voir refuser le pastel, inconvénient qui arrive souvent sur les autres papiers. On peint aussi le pastel sur vélin, mais nous ne le recommanderons pas, à cause de son prix élevé dans le commerce. Nous nous en tiendrons donc aux papiers

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tendus sur des châssis. Ayant essayé les divers procédés indiqués dans l’art du pastel, nous nous sommes arrêtés au suivant, comme étant le meilleur, tant sous le rapport du travail que celui qui doit le protéger. Nous tendons une feuille de papier fort sur un châssis recouvert d’un canevas tel qu’on l’emploie pour la peinture à l’huile, cette feuille de papier est rabattue sur les bords du châssis. Ensuite nous collons en plein sur le tout la feuille de papier pumicif. La colle-forte est la meilleure pour cette opération.

      On trouve dans le commerce des cartons et des panneaux de bois préparés pour le pastel.

      On peut employer un stirator garni d’une toile ; l’emploi de cet instrument est d’un grand secours pour faire des études, car par ce procédé on parvient à tendre son papier presque instantanément.

      Le paysagiste qui se propose d’aller à la campagne, étudier d’après nature, peut se procurer une boite contenant cinq à six cartons tendus et préparés. Il les placera verticalement sur des coulisses espacées d’un centimètre. De cette manière ils seront contenus comme dans l’étui, dont se sert un photographe pour y renfermer ses plaques de verre.

      Nous venons de donner tous les procédés connus et employés jusqu’à ce jour pour le pastel. Maintenant nous nous servons depuis longtemps d’une préparation analysée sur les murailles de la Sainte-Chapelle. Par exemple : Pour une toile de vingt-cinq, nous mettons une douzaine de blanc d’œufs battus en neige, deux jaunes battus à part avec une cuillérée à café de benzine ou d’essence de térébenthine (afin d’enlever le gras qui se trouve dans le jaune). Mélanger le blanc quand il a été bien battu, ajouter du blanc de Troyes, de la pierre-ponce et un peu de poudre de marbre ; l’expérience fait sentir les quantités nécessaires ; que le blanc de Troyes domine et selon qu’on veut obtenir un grain plus ou moins fort, mettre plus ou moins de poudre de marbre, mais il en faut toujours moins que de la pierre-ponce. Rebattre le tout ensemble et l’étendre avec un pinceau sur la toile préparée de cette façon. Un châssis recouvert d’une toile fortement tendue ; sur cette toile, une mousseline très claire que la préparation puisse traverser, très tendue également ; une seconde mousseline superposée, retenue par d’autres pointes, faciles à retirer, afin de pouvoir enlever cette seconde mousseline, lorsque la préparation est bien sèche.

 

 « Papier pumicif » : Papier dont la surface est enduite de ponce.

 « stirator » : Cadre de bois en deux parties encastrables, a été utilisé par les enlumineurs pour tendre une feuille de parchemin de manière à pouvoir écrire et dessiner des deux côtés.

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      Par ce moyen, nous obtenons un grain fin et bien uni, qui nous permet de faire des empâtements, charger de couleurs et revenir dessus aussi longtemps que nous le jugerons nécessaire.

      Ce procédé a été jusqu’alors par nous seul employé ; on nous a souvent reproché d’en faire mystère, aussi nous saisissons avec empressement l’occasion de le dévoiler aux artistes à qui ce traité est spécialement destiné.

 

CHAPITRE VI

Du coloris

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L’imitation.   L’esquisse.   Travail successif.   Recommandations de Rubens.  

Le mélange – L’emploi du doigt – Les rehauts – Le fusain – La loi des contrastes – Un mot de Rubens – La liberté et la franchise donnant l’éclat. L’harmonie – Le peintre de portrait. L’intelligence dans la direction de l’éclairage. – Fusion des tons – La glace – L’épreuve du grand jour. – Rubens et retouches en plein air. – La tête.

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     Le mot coloris, relativement à la peinture, exprime le résultat de l’art employé par le peintre pour imiter les couleurs de la nature. C’est ainsi que l’on dit que tel peintre a une bonne couleur, que la couleur de tel tableau est une grande vérité.

      La peinture au pastel, comme la peinture en général, a pour objet d’imiter et de soumettre à nos regards tout ce que nous offrent l’univers et l’imagination. Elle doit arriver à une telle perfection, qu’on soit tenté, en voyant un tableau, d’y porter la main. Tels furent les rideaux d’Apelles et les raisins de Zeuxis. Elle doit faire le charme de nos yeux et leur présenter tout l’éclat auquel l’art peut atteindre. Quoique chaque artiste se fasse une manière particulière d’employer ses couleurs ou ses pastels, de mêler ses teintes, de donner du relief, des ombres et des lumières ; il y a des prescriptions basées sur des observations que nous essayons d’indiquer ici, ces observations sont faites sur la nature, elles servent pour ainsi dire de fondation à l’art de la peinture. Nous conseillerons aux amateurs, privés de l’œil d’un maître et

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étrangers aux notions élémentaires de la peinture, d’esquisser, non pas avec du fusain ou de la mine de plomb, qu’on doit également éviter, mais avec un pastel brun demi dur, de manière à ce que les traits soient légers. Puis, pour colorier leur ouvrage, ils attaqueront d’abord les ombres d’une manière large et chaude, avec des pastels tendres, selon la nature des teintes qu’ils voudront obtenir. Pour cet effet, ils se serviront de leurs pastels comme ils se serviraient d’un crayon pour faire les ombres ; ces pastels, de teintes diverses, se superposeront en hachurés, les unes sur les autres, de manière à conserver constamment la forme et la pureté du dessin, de manière enfin à observer les dégradations de couleurs. Ils procéderont alors avec des pastels plus brillants, afin d’attaquer la teinte locale, c’est-à-dire les parties éclairées. Ils ne devront pas oublier qu’entre l’ombre et la lumière se trouvent des demi-teintes qui lient l’une avec l’autre. Dans ce premier travail, l’artiste ne s’occupera aucunement des détails, il aura seulement préparé un peu sourdement les teintes de dessous. C’est alors qu’il s’occupera des détails, opération qui complète le travail.

      « Commencer, dit Rubens, par peindre légèrement les ombres, gardez-vous d’y glisser du blanc, c’est le poison d’un tableau. Si le blanc émousse une fois cette pointe brillante et dorée, votre couleur plus chaude, mais lourde et grise. Il n’en est pas de même dans la lumière ; on peut y changer les couleurs tant qu’on le juge à propos. Il faut cependant les tenir pures. On y réussit en établissant chaque teinte à sa place et près l’une de l’autre, en sorte que d’un léger mélange, on parviendra à les fondre en les poussant l’une dans l’autre, sans les tourmenter. »

      Ce que Rubens dit ici à l’égard de la peinture à l’huile, nous pouvons le dire à l’égard du pastel. Nous insistons sur ce point, parce que l’expérience nous a démontré que tous les élèves s’en sont très bien trouvés. On n’a pas toujours exactement dans sa boite des pastels de la teinte dont on a besoin, car la nature a des nuances infinies. Alors on prendra le pastel qui approche le plus le ton que l’on veut imiter et l’on passera ensuite par-dessus un autre pastel, qui par son mélange avec le précédent, rendra l’effet que l’on recherche. Par exemple, si avec le pastel le plus rapprochant de la nuance demandée, il arrive que la teinte soit trop purpurine, et qu’elle doive tirer davantage sur l’orangé, on pourra y ajouter un peu de pastel jaunâtre, suivant que l’objet qu’on se propose

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de reproduire, le demande. En un mot, le peintre au pastel, comme le peintre à la couleur à l’huile ou à l’aquarelle, cherche par un mélange judicieux à obtenir le ton voulu. Quand le papier a reçu entièrement, par superposition, le pastel suivant les couleurs supposées nécessaires et qu’il est complétement couvert, on fond le tout à l’aide du doigt, en lient légèrement les teintes, dans le sentiment du dessin, comme si l’on se servait d’une estompe. Nous avons recommandé une préparation vigoureuse, un peu forcée, tant dans les ombres que les lumières, car la fusion des teintes avec les doigts tend à affaiblir cette vigueur. Il ne faut pas trop frotter, car on affaiblirait sa peinture. Un habile pastelliste se servira très peu du doigt, il ne l’emploiera que pour faire adhérer le pastel, pour lier les teintes. Conséquemment on n’oubliera pas que le papier ne doit jamais se ressentir de l’action du frottement, qu’il n’est destiné qu’à recevoir la peinture, et que l’artiste n’a à fondre les unes dans les autres que les couleurs qui sont placées en superficie. En procédant ainsi, les couleurs sont plus fraiches, plus transparentes, que si on les fatiguait péniblement avec le doigt. Nous ne saurions trop recommander de suivre ce conseil.

      En s’arrêtant trop aux détails, on nuirait à, l’ensemble, aux grandes masses. De plus, le papier deviendrait gras et refuserait de recevoir le pastel. Si on était tombé dans cet inconvénient, on pourrait y remédier en ponçant légèrement avec un os de sèche. Si le papier, fatigué, cessait d’être tendu on le mouillerait par derrière à l’endroit où il goderait, en se servant d’une eau dans laquelle on ferait dissoudre un peu d’alun, mais ce remède ne peut s’appliquer que lorsqu’on fait usage du stirator.

      Quand on a fondu avec le doigt, on termine le travail par des rehauts, qui consistent dans des hachures superposées légèrement, de manière à donner de la fermeté aux tons et au dessin. Ces hachures, dans l’ombre, vont en s’affaiblissant vers la lumière ou à l’extrémité des ombres, de même celles qu’on fait dans les teintes locales, auront leur grande largeur sur les points où la lumière frappe le plus, et iront pareillement en se perdant de plus en plus. Ce sont ces touches décidées, faites avec réflexion et esprit, avec l’un des angles du pastel dont on a besoin, qui sont les marques distinctives des grands maîtres et qui donne de la transparence à la peinture. Mais nous le répétons encore, Il est une foule de moyens et de procédés que chaque artiste se fait, qui sont le fruit de son expérience et qui tiennent à sa manière d’opérer.

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     Les corps non transparents demandent des fonds clairs ; s'ils sont transparents, des fonds nuageux. L'excès du blanc et du noir blesse l'œil.

     L'artiste ne doit pas se faire un ton de prédilection, c'est-à-dire donner dans le rouge, le jaune, le violet. Les reflets participent plus ou moins de la couleur de l'objet sur lequel ils sont produits et de la couleur du corps réflecteur, selon que cet objet a une surface plus ou moins polie. La couleur d'un reflet n'est point simple, mais elle est, mêlée de deux ou plusieurs couleurs. Par exemple, si un objet blanc a un reflet produit par un corps jaune et par un corps bleu, le reflet participera de ces deux couleurs et sera vert parce que l'expérience nous apprend que le jaune et le bleu mêlés ensemble font vert. Cependant ce cas est rare, parce que le corps qui reçoit le reflet a souvent une couleur qu'il communique aux deux corps qui reflètent sur lui, de sorte que de ces trois couleurs il s'en forme une quatrième.

     L'on doit éviter le mélange des couleurs antipathiques qui heurteraient l'effet de la peinture.

     Suivant l'éloignement entre l'objet et l'artiste qui le copie, une niasse d'air vient en modifier les tons, de sorte que les premiers plans seront plus francs, plus décidés, plus vifs et les teintes iront en se dégradant, c'est-à-dire en perdant de leur éclat à mesure que les objets seront placés dans l'éloignement. Cependant, quoique affaiblis par l'air et la perspective, ils gardent quelque chose leurs couleurs. Ces objets, rejetés au fond, ne doivent donc pas recevoir le fini qu'ils exigeraient s'ils étaient placés en avant. Ainsi, à mesure qu'ils s'éloignent ils décroissent de grandeur, leur ton s'affaiblit et les formes deviennent plus indécises, au point que les détails se confondent et disparaissent. Sans l'observation de ces dégradations, les plans lointains se rapprochent et manquent de vérité et de poésie. Le Poussin mettait toujours une ou deux figures près des constructions du lointain.

     « C'est le moyen, dit Dufresnoy, d'obtenir une immense profondeur, mais ces figures doivent être faiblement accusées et dans les proportions que la perspective exige. »

     Une grande magie dans l'art de la peinture et qui tient à l'observation de la nature, est la loi des contrastes. Ainsi, s'agit-il de peindre la foudre, elle brillera magnifiquement sur un ciel noir qui indique le calme voisin de la nuit. Que le fond du tableau soit vague, fait de tous les tons employés dans la peinture, c'est la partie la plus difficile ; de là le bon effet ou la chute de l'ouvrage.

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On présentait un jour à Rubens un jeune homme afin qu'il achevât de se former sous lui.

- Vous pouvez, dit-on au maitre, l'employer pour les fonds de vos tableaux.

- S'il en est ainsi répliqua Rubens en souriant, il n'a pas besoin de mes avis.

     Sir Josua Reynolds donne le même conseil que Dufresnoy. Cependant, si le fond du tableau est un ciel, il doit en conserver te ton. En thèse générale, il est avantageux que la partie éclairée d'un objet se rencontre sur un fond obscur, et que la partie qui est dans l'ombre soit sur un champ clair. L'observation bien entendue de cette règle contribuera fort au relief des figures. Ainsi, si l'on veut représenter une grande obscurité, il faut lui opposer une teinte fort éclairée. Le rouge aura une couleur plus vive auprès du jaune pâle qu'auprès du violet.

     Il ne faut pas oublier qu’en voulant donner trop de relief ou devient dur ; d'un autre coté, en donnant trop de douceur l'on devient fade et monotone. Le relief est surtout nécessaire dans de grands ouvrages destinés à être vus de loin, car alors cette dureté s'adoucit par l'air répandu entre la peinture et du spectateur.

     Plus les couleurs sont employées avec légèreté et franchise, comme nous l'avons dit, plus elles conservent leur éclat. Elles en conservent encore davantage lorsqu'elles ne sont point mélangées. La préparation solide, soutenue et soignée, terminée avec des couleurs légères donne des tons diaphanes et onctueux. La teinte de l'ombre participe toujours de la couleur de son objet, et cela sera d'autant plus sensible que cet objet sera plus près de nos yeux, que l'ombre sera moins prononcée.

     L'harmonie ou l'union des différentes parties d'une composition dépend des parties intermédiaires qui les lient doucement. La légèreté est le résultat d'une grande extension de lumière et d'ombre sur la peinture. On ne peut acquérir l'harmonie des teintes que par la pratique, car on ne saurait préciser la quantité de couleur qui entre dans chaque nuance puisque la lumière la modifie à l'infini. Mais que cette difficulté n'arrête pas les jeunes étudiants, ils la surmonteront facilement par l'observation de la nature et par un peu d'habitude. Chaque peintre se fait d'ailleurs un coloris particulier, mais ce coloris doit toujours être sage et vrai ; et; par conséquent, en observant la nature, on comprendra vite que du vert ne suffit pas pour faire du feuillage, pas plus que du carmin pour faire la carnation d’une jeune fille.

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      Un peintre de portrait doit chercher à mettre dans la lumière les parties les plus caractéristiques du visage qu’il veut reproduire : cette direction est surtout essentielle pour le nez et les yeux, parce que ce sont les parties qui rappellent plus promptement à la mémoire les personnes que l’on connait. Il y aurait de la maladresse à faire venir le jour d’en haut pour éclairer un nez retroussé et des yeux saillants. En général, les grandes ombres conviennent aux traits maigres et aux yeux creux et les grandes lumières aux traits saillants et aux figures pleines.

      Si vous voulez que le voisinage d’une couleur donne de la grâce à une autre, imitez encore la nature et faites, avec vos pastels, ce que les rayons du soleil font sur une nuée lorsqu’ils y forment l’arc-en-ciel : les couleurs s’unissent ensemble doucement et ne sont point tranchées d’une manière dure et sèche.

      Quand vous voulez apprécier l’effet de votre ouvrage, faites réfléchir dans une glace les objets que vous peignez et comparez cette réflexion avec votre tableau, toujours dans la glace, car vous aurez alors deux peintures ; et la vôtre sera d’autant plus parfaite qu’elle sera semblable à l’image qui se peint dans le miroir. La plus grande épreuve pour un tableau est le grand jour. S’il en soutient l’éclat, l’artiste peut l’avancer, sinon il doit remédier aux défauts qu’il aura remarqués. On rapporte que Rubens retouchait ses tableaux en plein air.

      Enfin on termine par jeter dans les ombres quelques coups de crayons doux et vigoureux. On se sert alors d’un pastel composé de rouge, de bleu, de noir, de carmin dans des proportions variées suivant le besoin. Conséquemment, on donnera aux carnations de femmes quelques touches purpurines légères et des tons plus chauds, plus colorés dans celles des hommes. On détachera souvent, avec avantage, la tête par des vigueurs sous le menton et on termine plus vaguement les parties inférieures du vêtement ; ainsi, la tête étant la partie la plus éclairée, projette une ombre vigoureuse qui va en s’affaiblissant au fur et à mesure qu’elle s’éloigne vers le bas du tableau. L’observation de la nature vient à l’appui de ce précepte ; de cette manière toute la vue se porte sur figure qui est la partie principale d’un portrait et qui doit conséquemment attirer l’attention. Ce que nous disons ici de la figure humaine peut s’appliquer à la peinture en général.

      Nous avons cherché à donner à nos lecteurs des notions

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aussi exactes que possible. Nous avons écrit ce petit ouvrage afin de remplir jusqu’au bout et autant que nous le pourrons, la tâche que nous nous sommes imposée et à laquelle nous avons voué notre existence. Le pastel est une branche de l’art presque oubliée, peu appréciée, que nous avons toujours cherché à relever, à faire aimer ; si nous atteignons ce but, si longtemps cherché, nous ne regretterons pas ce qu’il nous a coûté d’efforts, d’énergie et de persévérance.

      Nous serons heureux et récompensés si cette petite méthode est comprise et goûtée et fait des artistes pastellistes, mais nous ne nous dissimulons pas que l’élève qui pourra recevoir les conseils d’un maître et le voir travailler simultanément, fera des progrès bien plus rapides que s’il est abandonné à lui-même ou aux préceptes toujours insuffisants d’un livre.

 

 

CHAPITRE VII

De la fabrication des crayons pastels

     Puisque nous avons parlé de la préparation de nos toiles, nous allons aussi dire quelques mots de la fabrication des crayons pastels. Nous fabriquons nos crayons nous-même. On nous a souvent demandé des explications mais c’est un travail si difficile que la vie d’un homme y suffit à peine. Il y a des couleurs qui passent, il y en a qui durent ; il y a des teintes qui font fuir, d’autres qui donnent du relief. On nous a reproché de faire un secret de la composition de nos crayons ; nous serions fort heureux, au contraire, de rendre ce service au pastel. On lui reproche de ne pas avoir la durée, cela tient aux crayons de mauvaise composition. Nous ne pouvons, en quelques mots, en quelques leçons, apprendre ce qui nous a coûté de longues années d’études, d’essais, de travail. Nous avons au contraire, écrit nos découvertes au fur et à mesure que nous les faisions. Mais l’écrit ne suffit pas ; nous aurions voulu trouver un homme intelligent, assez artiste et coloriste, car, pour la composition des teintes, il faut être tout cela.

      Nous aurions transmis ce qu’on appelle notre secret à cet homme, mais il eût fallu qu’il travaillât sous nos yeux. Il faut un local et un petit matériel ; chaque teinte exige un mucilage différent. Quand nous aurons dit :

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Servez-vous d’eau pour broyer les pastels tendres et d’esprit de vin pour les pastels durs, il se trouvera que les pastels seront trop tendres ou trop durs. L’expérience nous a appris que l’emploi de la benzine, de la térébenthine, surtout l’essence vielle, donnent un bon mucilage. Dans les pastels tendres, la gomme adragante est préférable à la gomme arabique qui forme une croûte sur le crayon et empêche de bien voir sa couleur. Le défaut de la gomme adragante est qu’elle rend le crayon dur. Il faut aller prudemment et avoir le sentiment des couleurs. Toutes précautions prises, on est souvent obligé de recommencer à broyer le crayon.

      Il faut employer des teintes durables.

      C’est tout ce que nous pouvons dire dans ce petit ouvrage. Nous écrivons soigneusement nos compositions de teintes et si nous quittons ce monde sans avoir trouvé un homme honnête et loyal à qui nous puissions transmette nos procédés, du moins nous aurons fait tout ce que nous avons pu pour l’avenir du pastel.

 

CHAPITRE VIII

Des procédés pour fixer le pastel

     Il vaut mieux ne pas chercher à fixer la peinture au pastel afin de ne rien lui faire perdre de sa pureté et de sa magnificence, et se contenter de la placer entre deux glaces, comme le faisait Quentin de La Tour et comme nous le faisons nous-même avec succès depuis plus de quarante ans. Nos toiles de cette époque ont conservé toute la fraicheur du premier jour et défient, encore aujourd’hui, toute comparaison avec la peinture à l’huile. Si l’on ne se contente pas de cette manière d’opérer et qu’on veuille absolument fixer la couleur, on peut prendre une demi-once de colle de poisson, la plus blanche possible, on la concasserait et on la mettrait dans une carafe avec un demi-litre d’eau à peu près. Le lendemain on mettrait la carafe au bain-marie sur la braise, trois ou quatre heures, sans ébullition, mais toujours prête à bouillir. On remuera la colle avec une spatule de bois, puis on passera le liquide à travers un linge. Pour en faire usage, on en versera dans une assiette ce qu’on croira nécessaire, on y joindra partie d’esprit de vin rectifié et on mêlera le tout avec un plumeau.

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      On couchera le tableau sur la table, la peinture en dessus. On la couvrira d’un taffetas bien tendu sur un châssis, de manière à ce qu’il touche légèrement la peinture. On prendra alors un plumaceau ou un pinceau, même une patte de lièvre qu’on trempera dans la liqueur et on passera légèrement sur le taffetas d’un bout à l’autre, en évitant de repasser au même endroit. A l’instant la liqueur pénétrera le pastel à travers le taffetas. On enlèvera aussitôt adroitement le châssis et on laissera sécher la peinture à l’ombre. Le pastel paraîtra d’abord très rembruni, mais en séchant il redeviendra ce qu’il doit être. Si l’on craint que les tons rembrunissent un peu par ce procédé, ce serait de les faire, en peignant, un peu plus clairs, de sorte qu’alors les teintes seront au point convenable.

      Par ce mécanisme très simple, on peut peindre au pastel des tableaux de plus grande étendue.

      On pourra, si l’on veut, faire infuser la colle dans du vinaigre distillé et appliquer la liqueur derrière le pastel. Ce procédé réussit parfaitement et on ne court pas le moindre risque de gâter le tableau. Mais on ne peut l’employer que sur un canevas de taffetas ou de papier bleu.

      Il ne manquerait au pastel dit l’Encyclopédie méthodique, que la solidité, l’y voilà parvenu.

 

 

CHAPITRE IX

Des accidents de moisissure dans les pastels ;
procédés pour nettoyer les livres, les gravures et les tableaux.

 

      Lorsqu’un pastel s’est trouvé exposé à l’humidité, il arrive que quelques taches de moisissure surviennent à sa surface. Ce n’est pas grave, il faut soigneusement enlever la glace qui le recouvre, poser le pastel sur un chevalet et, avec l’extrémité du petit doigt, on enlève légèrement les taches de moisi. Il faut coller le pastel très soigneusement, que l’air n’y puisse pénétrer et, même par prudence, coller derrière la toile une feuille de zinc.

      On trouve, dans les traités d’économie domestique, diverses recettes pour le nettoyage des livres et des gravures dont le papier est jauni par la vétusté ou Sali de taches de graisse ou d’humidité. Malheureusement, la plupart de ces procédés, en détruisant les taches,

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détruisent  en même temps la pâte du papier, ou bien ils effacent les traits de la gravure et les caractères imprimés, de sorte qu'après avoir pris beaucoup de peine, on reflète de n'avoir pas laissé dans leur état primitif les objets qu'on a tenté de nettoyer. Quand le papier d'une gravure n'est que légèrement marbré par le séjour prolongé de l'humidité, condensé à la surface intérieure du verre sous lequel la gravure a été encadrée, on peut le nettoyer parfaitement sans l'altérer par le contact d'aucune composition caustique. Il suffit, dans ce cas, d’employer le procédé mis en usage pour les toiles écrues blanchies sur le pré. On étend la gravure sur le gazon, dans un lieu découvert, où elle ne puisse être exposée à recevoir des feuilles mortes ou des déjections d'oiseaux, ce qui arriverait si elle était placée à une trop petite distance d'un massif d'arbres. Deux ficelles, croisées de manière à figurer la lettre X et maintenues par des piquets, empêchent qu'elle ne soit déplacée ou déchirée par le vent. Plusieurs fois par jour, à mesure que le contact de l'air sèche la gravure, on a soin de la mouiller de nouveau en se servant d'une gerbe d'arrosoir percée de trous très fins : la rosée des nuits et la lumière solaire se chargent du reste. On prolonge l'opération jusqu'à ce que le papier ait repris sa blancheur et que les marbrures aient disparu. Alors seulement la gravure, nettoyée, est suspendue à l'air libre afin qu'elle se sèche, puis on la met, en presse pour achever de la rétablir dans son état primitif.

     Quand les gravures ont, contracté accidentellement des taches d'huile ou de graisse, il faut, avant de les exposer sur le pré, les traiter comme une étoffe de soie tachée d'un corps gras, et enlever les taches à l'aide du talc en poudre et d'un fer modérément chauffé. Si, au bout de quelques jours d'exposition d'arrosage sur le pré, les taches persistent, alors il faut avoir recours au chlore, soit liquide soit en vapeur. Ce moyen, de même que l'exposition à la vapeur d'acide sulfureux, ne donnent un bon résultat qu'autant que le papier de la gravure est suffisamment résistant ; s'il est altéré par le temps et l'humidité, il ne supporte ni l'action du chlore, ni celle de l'acide sulfureux et, dans ce cas, la gravure, au lieu d'être nettoyée, est complètement détériorée.

     Tout ce qui précède s'applique de point en point aux livres dont le papier est jauni par le temps ou taché par l'humidité. Quand le papier de ces livres est usé ou de qualité médiocre, on ne peut avoir recours qu'au blanchiment sur le pré ; si ce papier semble suffisamment résistant,

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l'exposition aux vapeurs de chlore ou l'immersion à plusieurs reprises dans une eau très légèrement chlorurée, suivies de lavages à l'eau peuvent être tentées, mais avec prudence ; le résultat de l’opération ne répond pas, toujours à ce qu'on avait attendu, et trop souvent les feuilles du livre, parfaitement nettoyées, tombent en lambeaux lorsqu'on veut les faire sécher pour les réunir dans leur état primitif.

     Nous avons indiqué le moyen d'enlever les taches de graisse sur les gravures ; le même procédé s'applique aux livres. Quant aux taches d'encre il faut laisser tremper le feuillet taché dans une dissolution concentrée de sel d'oseille, jusqu'à ce que la tache ait pris la couleur de la rouille. On la trempe ensuite dans l'acide chlorhydrique étendu de cinq ou six fois son volume d'eau. Cette seconde immersion doit être peu prolongée, autrement le papier se ramollirait et pourrait se déchirer. On termine l’opération en lavant le feuillet dans l'eau pure et en le faisant sécher lentement à l'ombre.

     La plupart des taches autres que les taches de graisse et d'encre peuvent être enlevées sur les livres par l'emploi de la terre bolaire blanche réduite en poudre très fine. On met sur les deux côtés de la tache une couche de cette terre, on place par-dessus une feuille de papier, puis on soumet le tout à la presse. Au bout de vingt-quatre heures, on renouvelle l'opération, ce qui suffit, le plus souvent, pour faire disparaître les taches.

     L'humidité, le soleil, la fumée sont les causes les plus ordinaires qui altèrent plus ou moins les peintures à l'huile et nécessitent l'emploi de certains procédés pour restaurer les tableaux. Ces procédés ne sont pas toujours d'une application facile et, pour peu que les tableaux soient précieux, il vaut mieux en confier la restauration à un ouvrier expérimenté que la tenter soi-même. Nous indiquerons seulement la manière de dévernir un tableau devenu ombré et enfumé, en faisant remarquer que cette opération ne peut s'exécute sans péril pour la peinture qu'autant que le vernis primitivement employa ; est un vernis à l'essence.

Après avoir posé le tableau à plat sur une table, on imbibe d'eau-de-vie un linge très fin et très propre et on en humecte une partie de la toile, mais sans frottement. Au bout de quelques instants, on lave cette partie avec une éponge douce imbibée d'eau pure et fraîche, en opérant ainsi à diverses reprises sur la même place ; seulement il faut savoir s'arrêter à temps pour ne pas entamer

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la peinture. On lave successivement de la même manière toute la surface du tableau et, après avoir essuyé à mesure les parties épongées, on essuie encore la peinture avec un linge fin et bien sec afin de s'assurer qu'il n'y reste aucune trace de l'ancien vernis. On attend ensuite que la toile soit parfaitement sèche avant d'y appliquer un nouveau vernis.

     Le savon blanc battu dans l'eau pure, à laquelle on aura ajouté un peu de sel ordinaire, produit une mousse ou écume propre à nettoyer les peintures les plus enfumées. On met à mesure cette écume sur les diverses parties du tableau et dès qu'elle est sur le point d'être absorbée, on l'enlève avec une éponge imbibée d'eau pure. Enfin, en mélangeant deux parties d'alcool rectifie avec une partie de térébenthine ou d'huile d'aspic, on obtient une composition dite eau à nettoyer et dont l'emploi donne de bons résultats. Quant aux tableaux non vernis, on peut les nettoyer simplement soit avec de l'eau-de-vie, soit avec du levain dissous dans de l'eau pure, ou de la farine délayée dans une eau de chaux.

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