ARTICLE IV

Des crayons bleus

 141. Il y a, sous ce nom, beaucoup de nuances différentes, celle du bleu naissant, du bleu céleste, du bleu turc ou de perse, du bleu roi, du bleu de fer, le plus obscur de tous. Il est inutile de parler des nuances intermédiaires.

 « cils ? Je sors du garde-meuble où « j’ai vu l’effigie d’un de vos Rois. Il « avoit une grande barbe. Croyez-« vous que les jolies femmes de son « tems, sans parler de celles de mon « pays, fussent moins cruelles & « moins délicates que celles « d’aujourd’hui ? Ce Roi là pourtant, « ni ses contemporains, ne leur « déplaisoient pas ». A ces mots la belle dame est convenue, en l’envisageant de tous les yeux, qu’il avoit raison, que la barbe ennoblissoit la figure d’un homme, & se tournant vers sa compagnie : en vérité, Madame, cet Arabe est charmant.

 Pour tirer du bleu de Prusse des crayons dont on puisse faire usage, il faut le traiter comme le stil de grain, le broyer avec assez d’eau pour le rendre un peu liquide, ensuite le délayer dans une très grande quantité d’eau chaude, ainsi du reste, afin de le dessaler, car le vitriol de mars, l’acide marin, dont les fabricans n’ont pas le soin de le dépouiller.

 143. On pourroit aussi traiter le bleu de Prusse de la même manière que nous l’avons expliqué du carmin, c’est-à-dire que, si l’on vouloit s’épargner l’embarras du lavage nécessaire pour le rendre friable, en emportant les sels qui se durcissent, & l’exposent d’ailleurs à se fleurir, il ne s’agiroit que de le porphiriser à l’eau pure, le laisser un peu sêcher, puis le délayer avec de l’esprit de vin bien déflegmé pour le rouler en crayons avant que l’esprit de vin ne soit entièrement dissipé. Mais, par cette méthode, le bleu de Prusse ne peut s’allier et se mêler avec d’autres pastels, parce qu’il les durciroit, à moins qu’on ne traîta aussi le mélange avec de l’esprit de vin, ce qui laisseroit toujours subsister le danger de l’efflorescence & peut-être de la moisissure.

 144. Cette couleur bien épurée fournit des crayons d’un bleu turc ou de roi, qu’on peut amener à des nuances plus claires par des mélanges de blancs, comme on le verra plus bas. Les Peintres à l’huile se plaignent qu’elle devient un peu verdâtre avec le tems. Cela n’arriveroit pas si l’on prenoit, avant d’en faire usage, la précaution de dessaler complètement le bleu de Prusse, comme nous venons de la dire. On ne doit pas ignorer que les acides verdissent insensiblement toutes les chaux de fer. Voyer le vitriol de Mars. D’ailleurs, comme les alkalis décolorent entièrement le bleu de Prusse, il est aisé de comprendre que c’est une couleur anéantie, s’il en reste dans celles qu’on aura combinées ou mélangées avec celles-ci. Les stils de grain, par exemple, sont chargés de l’alkali tiré des cendres gravelées ou potasse. Or, qu’on les mêle, sans les avoir bien dessalées, avec du bleu de Prusse, pour composer un vert, la couleur ne tardera pas à devenir louche, & le vert ne sera dans quelque tems qu’un jaune pâle.

 145. On pourroit joindre au bleu de Prusse, quand on les broye pour le pastel, un peu d’azur en poudre. Il le rendroit encore plus friable. L’azur ne gâte point la couleur. Seulement il en diminue un peu l’intensité quand il n’est pas lui-même bien haut en couleur. Mais il est très-inutile avec le bleu de Prusse bien dessalé.

 146. Si l’on veut faire usage d’indigo, voici le moyeu qu’on peut employer pour en composer des crayons. C’est une substance extrêmement rebelle, mais qui donne un bleu fuyant très-bon.

 147. Il faut d’abord faire pulvériser l’indigo, dans un mortier chez le droguiste. On le fera broyer ensuite sur le porphire avec de l’eau chaude. On le jettera dans un pot de terre vernissée plein d’eau bouillante. On y joindra, par intervales, gros comme deux noix, par exemple, d’alun de Rome en poudre, si l’on employe gros comme une noix d’indigo. Telles sont à-peu-près les proportions. On mettra le pot sur le feu. La matière gonflera bien vite, il faut prendre garde qu’elle ne s’élève hors du vase, on la remue pour cet effet avec une cuiller en bois, en l’éloignant de tems en tems du feu. Quand elle aura pris six ou sept bouillons on la laissera refroidir & reposer quelques heures, on jettera la majeure partie de l’eau comme inutile, on versera le dépôt sur un filtre de papier soutenu par un linge, on l’arrosera d’eau chaude pour enlever tout l’acide vitriolique de l’alun. Quand l’eau sera passée au travers du filtre, on ramassera la fécule qui sera restée dessus, pour la faire broyer sur le porphire. S’il y a tout l’alun nécessaire, & que le lavage en ait bien emporté l’acide, & n’en ait laissé que la terre qui s’est incorporée avec l’indigo, les crayons seront aussi friables que du blanc de Troyes.

 148. L’indigo n’est point d’usage dans la peinture au pastel, parce qu’apparemment les fabricans n’ont pas imaginé le moyen pour le réduire & vaincre sa ténacité ; car l’esprit de vin n’y peut rien. C’est la couleur la plus solide que les végétaux ayent jamais fourni. Mais elle noircit avec le tems, employé à l’huile. Au reste, la Peinture à fresque & l’émail sont les seules où cette substance ne puisse être employée. On y fait usage de l’azur.

 149. L’azur est du verre en poudre que fournit le régule de cobalt. Les fabriques de Saxe d’où l’azur se tire, ne le mettent dans le commerce qu’avec beaucoup d’autre verre en poudre ou de sable fin. Quand on fond la chaux du cobalt sans aucun mêlange, (il faut alors un coup de feu de la plus grande violence), elle produit un verre d’un bleu si profond, qu’il en paroît noir. On peut aussi tirer ce verre du safre. C’est la mine du cobalt calcinée. Mais le safre est mêlé pareillement de beaucoup de sable  ou de verre. On peut l‘en séparer en mettant, par exemple, une once de safre sur une soucoupe. On enfonce la soucoupe dans l’eau d’un baquet. On l’y balance. Le sable s’échappe dans ce mouvement d’ondulation, & laisse le safre. Il peut fournir du régule de cobalt au moyen d’un flux réductif.

 150. On trouve aussi de ce régule dans quelques boutiques de Pharmacie. Il est fort cher. On sait que ce demi-métal, dissous dans l’acide nitreux avec un peu de sel de cuisine sur la cendre chaude, forme une encre simpatique singulière. Il suffit d’étendre cette dissolution dans de l’eau pure. Si l’on écrit avec cette eau, l’écriture d’abord invisible, se montre d’une couleur verte quand on l’approche du feu, disparoît qu’en on l’en éloigne, & reparoît de nouveau dès qu’on l’en rapproche. La chaux, précipitée de cette dissolution par les alkalis fixes ou volatiles, est rose pâle, quelquefois cramoisie, quelquefois couleur rouille. Mais quoique très-fixe & très-réfractaire, elle se change toujours, avec des sels vitrifians, en un verre d’un très beau bleu, plus ou moins profond, suivant la quantité des autres substances vitrescibles qu’on y joint. C’est de ce verre qu’est composé le bleu qu’on voye sur la fayance, la porcelaine & les émaux. Le régule de cobalt contient presque toujours beaucoup de bismuth & d’arsenic. Mais en versant dans la dissolution dont nous venons de parler, beaucoup d’eau, l’on en sépare le bismuth. L’eau le précipite en poudre blanche. On précipite ensuite le cobalt en jettant de l’alkali dans le vase. Quand à l’arsenic, il s’évapore au feu.

 151. Le verre de cobalt pourroit entrer aussi dans la Peinture à l’huile. Mais il faudroit qu’il eût été mêler de très- peu d’autres matières vitrifiées, & qu’on le jettat brûlant dans l’eau froide pour pouvoir mieux l’atténuer ; broyé long-tems sur un plateau de verre ou de cristal, avec du blanc, il auroit assez d’intensité pour fournir un beau bleu clair qui ne changeroit jamais, & qui produiroit le même effet que de l’outremer. Il n’y auroit pas la moindre différence. On peut trouver dans les fayanceries du verre bleu de cobalt. Il réussiroit aussi très-bien dans la fresque, ou l’on auroit grand besoin d’un bleu solide.

 152. L’outremer est une couleur azurée qu’on extrait d’une pierre orientale nommée lapis lazuli. Cette pierre, très-peu commune ; est semblable à du quartz qui seroit coloré par une chaux naturelle de cobalt. On peu en voir des vases au garde-meuble de la Couronne & dans d’autres cabinets. Le prix de cette couleur assez riche, mais encore plus avare, est effrayant, puisqu’elle va jusqu’à cent francs & même cinquante écus l’once. Il faut s’en passer & la traiter comme un objet de pure curiosité. L’on doit même, convenir quelque prévenu qu’on soit en sa faveur, qu’elle tire un peu sur le violâtre aussi bien que celle du bleu de Prusse. De plus, le ton de l’outremer est toujours un peu crud. C’est ce qu’on peut remarquer entr’autres dans les tableaux de Mignard qui l’a prodigué dans tous ses ouvrages. Or si l’on veut le rompre, ce n’est pas par la peine d’employer une couleur aussi chère.

 153. À l’égard de la cendre bleue, c’est une terre chargée d’une certaine quantité de chaux naturelle de cuivre. Le ton de cette couleur est d’un bleu naissant très agréable. Mais on ne peut l’employer qu’en détrempe & dans des ouvrages de peu de conséquence. Les chaux de cuivre & les terres cuivreuses peuvent bien servir pour le peinturage ; mais jamais dans la Peinture, même à fresque, elles sont la perte des tableaux.

 154. On peut leur substituer une préparation toute récente & qui se rapproche beaucoup du ton de la cendre bleue. Il y a deux ou trois ans un amateur qui peint en miniature, m’en fit passer un petit fragment qu’il tenoit d’un Peintre du Stadhouder à la Haye. La couleur étoit bleu-céleste & très-amie de l’œil. Enfin le hasard m’en fit découvrir, il y a quelques jours, chez un marchand de couleur. Il me le présenta sous le nom de bleu-minéral, & me dit qu’il le tiroit de Hollande, & que les Peintres en faisoient peut d’usage, parce qu’ils ne savoient pas ce que c’est. Ils avoient raison. Que l’imbécillité s’engouë pour les nouveautés que le charlatanisme lui vante, à la bonne heure ; peut-être est-il bon que la pauvreté mette l’opulence à contribution : ce n’est que réciprocité. Mais, dans tout ce qui ne tient pas à la fantaisie, on doit être circonspect jusqu’à ce qu’on sache à quoi s’en tenir. La préparation dont il s’agit, est une espèce de bleu Prusse, mais dans lequel on a fait entrer avec très-peu de vitriol de Mars, quelqu’autre chaux métallique & beaucoup d’alun. Peut-être même n’y met-on pas de vitriol de Mars, l’acide marin du commerce contenant assez de fer. J’ai soumis cette couleur aux plus fortes vapeurs du foye de soufre, en effervescence avec les acides minéraux, elle n’en a pas reçu la moindre altération ; d’où l’on peut conclure qu’elle tiendra fort bien dans la détrempe, au pastel, dans la Peinture à l’huile. On la trouve à Paris chez Belot, marchand de couleurs, rue de l’Arbre-sec, près le Quai de l’Ecole. Il la vend quarante sols l’once.

 155. On pourroit désirer de trouver ici la manière de préparer la lessive prussienne, afin de chercher le même bleu, je vais la rapporter.

  On fait dessêcher sur le feu du sang de bœuf, ou tout autre. On le réduit en poudre. On en mêle cinq à six onces dans un creuset avec autant de sel de tartre ou même de potasse. On couvre le creuset seulement pour qu’il ne se remplisse pas de cendre. On fait rougir sur le feu par degrés la matière qu’il contient. Lorsqu’elle cesse de fumer on la verse toute brûlante dans deux ou trois pintes d’eau chaude. On fait bouillir le tout à-peu-près jusqu’à diminution de moitié. L’on filtre l’eau dans un autre vase, au travers d’un linge. On fait bouillir le marc resté sur le filtre dans de nouvelle eau qu’on réunit ensuite à la première. Cette liqueur est la lessive prussienne. Elle ne contient que de l’alkali chargé de la matière colorante. Pour en composer le bleu de Prusse ordinaire, on fait dissoudre dans de l’eau bouillante deux onces de vitriol vert & trois ou quatre once d’alun. Cette dissolution, versée par intervales sur la lessive encore chaude, produit de l’effervescence. On agite le mêlange & l’on y verse le reste de la dissolution. Le fer contenu dans le vitriol & la terre d’alun quittent leur acide, saisissent la matière colorante & se précipitent avec elle en fécule verdâtre. On verse toute la composition sur un linge. Les sels dissous dans la liqueur passent avec elle au travers de ce filtre, on recueille dans un vase la fécule restée sur le linge, on la délaye avec deux ou trois onces d’acide marin. Ce précipité devient sur le champ d’un bleu plus ou moins profond suivant la quantité d’alun. Quelques heures après il faut l’arroser de beaucoup d’eau tiède pour le bien dessaler. Mais en employant de la dissolution de régale d’antimoine faite par l’eau régale sur la cendre chaude, au lieu du vitriol vert, on aura le bleu céleste ou minéral dont nous venons de parler. Il sera du moins, à très-peu-près, semblable, & parfaitement solide, après avoir été bien lavé. Ce n’est pas de la chaux d’antimoine qui par elle-même est très blanche, que proviendra la couleur bleue.
C’est le fer contenu dans l’acide marin qui la fournira. Seulement la chaux d’antimoine adoucit, tempère la couleur trop intense du fer. Elle ne donne point de bleu, quoique précipité par la lessive prussienne, si l’on employe l’acide marin de Gauber ; c’est qu’il ne contient point de fer comme l’acide marin du commerce ; au lieu que celui-ci, mêlé seul avec de la lessive prussienne, devient d’un bleu profond. J’ai de même essayé la dissolution d’étain, celle de bismuth, celle de zinc. Toutes, avec le même acide, ont produit un bleu naissant. Mais celle du régule d’antimoine m’a paru réussir le mieux. Je n’ai point essayé celle du régule de cobalt.

 156. Au reste, j’ai vu des bleus de Prusse d’une couleur très pâle, mais ils étoient loin de ressembler au bleu céleste que je viens d’indiquer. Ils avoient le ton sombre & violâtre qu’auroit le bleu de Prusse ordinaire mêlé de beaucoup de craye ou de régule.

 157. Je ne parle point de quelques végétaux qui produisent aussi du bleu. Telles sont les bayes de l’Hyëble. Telles est la maurelle, qui sert à composer le Tournesol. Tout cela n’est rien. Mais on tire un bleu du pastel ou guêde, autrement vouède (Isatis sativa). Lorsqu’on l’a laissé fermenter. Cette couleur est presqu’aussi bonne que celle de l’indigo. J’ai fais mention de celui-ci plus haut, n° 146, ces deux dernières substances peuvent suffir.

  Je passe aux pastels de couleur verte.

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