ARTICLE III

Des crayons rouges

 107. Il y a, sous le nom de couleur rouge, comme sous celui de jaune, des tons divers. L’incarnat, l’écarlate, le rose, le cramoisi, le pourpre (1), etc. La couleur rouge proprement dite est la couleur du sang, elle est également éloignée du jaune & du violet. Nous ne parlons, en ce moment-ci, que des substances qui seules & sans mêlange donne le rouge.

(1) Un auteur Anglois prétend que la couleur pourpre est ce qu’on nomme le cramoisi. Mais on voit que Perse & Juvénal, en parlant de la robe pourpre, la désignent presque toujours par le mot hyacinthes. Or la couleur d’hyacinthe n’est pas la couleur cramoisie. Elle est la même que celle du vin rouge. On peut voir encore Ovide, Métamorph. liv 10.  fab. 6. Dioscoride, etc.  Ce qu’il y a de singulier, c’est que les lapidaires appellent du nom de hyacinthe ou jacinthe, une pierre de couleur orangée. C’est ainsi que tout s’embrouille faute de définitions nettes & précises. Il est d’autant plus indispensable d’être fixé sur cette couleur, qu’il y a des Artistes qui l’ont suposée rose, comme on le voit dans l’Ecce Homo de Charles Coypel, à l’institution de l’Oratoire, rue de l’Enfer. D’autres on employé du bleu pour du pourpre.

 108. Mettez dans le feu sur une pelle en fer, ou dans un creuset, une partie de cette ochre jaune dont nous avons parlé plus haut, n°81 & 82, après l’avoir laissée bien sêcher. Il faut couvrir la pelle ou placer le creuset de manière que les cendres ne puissent tomber dedans. Lorsque l’ochre sera calcinée, & c’est une opération de cinq ou six minutes, elle sera d’un brun rouge briqueté. Nous la nommerons, en cet état, Ochre rouge. Cette couleur, mêlée avec d’autres, peut servir dans certaines carnations, & ne changera pas. Si l’on veut composer des crayons d’ochre rouge, il suffit de broyer sur le porphire, avec de l’eau, comme l’ochre jaune.

 109. L’ochre brune ou de rue, calcinée de la même manière, est d’un rouge plus obscur & plus profond. Nous lui donnerons, dans cet état, le nom de brun rouge, dénomination que cet ochre porte en effet dans le commerce, lorsqu’on l’a calcinée dans les travaux en grand. Mais ce brun-rouge est plus ou moins beau, suivant l’espèce d’ochre brune. Il est d’autant moins orangé, d’autant plus profond, que l’ochre est plus pure. Tels sont l’étiops martial & le safran de mars. Cette couleur, comme la précédente, peut servir dans les carnations. Nous en parlerons plus bas. Il faut composer les crayons de brun-rouge pur, en le broyant avec de l’eau comme l’ochre jaune. Il donnera d’excellents pastels. La solidité des ochres de fer est à toute épreuve, dans quelque genre de peinture qu’on les employe.

 110. Je connais un habile Peintre de Rome qui tire celle dont il se sert de vitriol de mars ou couperose verte ; il fait calciner ce vitriol une ou deux heures dans un feu de verrerie. C’est ce qu’on nomme colchotar ; ou lorsqu’il a été bien lavé, terre douce de vitriol. On en trouve chez tous les maîtres en Pharmacie. Mais il n’est jamais sans mélange, ni bien lavé, parce qu’alors il perdroit toute l’astriction qu’ils ont besoin de lui conserver. Au surplus, je doute qu’il soit possible de le dépouiller entièrement de l’acide vitriolique, ni par le feu, ni par lavage, à moins qu’on ne mit du sel de tartre dans l’eau, précaution dont cet Artiste ne soupçonne sûrement pas la nécessité. D’ailleurs, peu de vitriols de fer sont exempts de cuivre.

111. Le moyen le plus simple d’avoir une ochre semblable, ce seroit de dissoudre du fer, des clous par exemple, dans l’acide nitreux. Il faut que le vase soit grand, parce que la dissolution se fait avec beaucoup de violence, & qu’elle passeroit par-dessus les bords. Elle devient d’une couleur de brun-rouge, lorsqu’elle est bien chargée en fer. On la met sur le feu, dans un  creuset découvert, pour faire évaporer l’acide. On peut l’enlever aussi par le moyen de la distillation dans une cornuë. Pour lors on aura l’acide fumant quoiqu’on l’eût employé faible. Il faudra de même laver l’ochre sur le filtre, pour achever d’emporter l’acide qu’elle pourroit avoir retenu. Mais l’éthiops martial & le safran de mars, valent encore mieux que tout cela !

 112. Je ne parle point de la sanguine. C’est une autre espèce d’ochre de fer très-argileuse. Elle est en masse, dure, compacte, grasse au toucher, comme les stéatites. On s’en sert communément pour dessiner ; mais on n’en fait point un usage dans la Peinture. La sanguine, bien broyée dans l’eau, compose des crayons infiniment meilleurs pour le dessin qu’ils ne sont quand on se contente de la scier. Quelques gens se font un petit revenu de cette préparation, dont ils font un grand mystère à ceux qui ne veulent pas se donner la peine de la deviner. On peut, lorsqu’on broye la sanguine, varier le ton de ces sortes de crayons, destinés au dessin, par quelque légère addition, tantôt de cinabre, tantôt de terre d’ombre calcinée ; ainsi du reste.

 113. A l’égard du minium, chaud de plomb torréfiée sur un grand feu, tout ce que nous en dirons, quoiqu’il soit d’un rouge très-vif, c’est qu’il faut le laisser aux Peintureurs pour les roues de ces voitures utiles à certains égards, mais où bien des gens emprisonnent, per dignita, les vapeurs & l’ennui qui les consument, & ne s’éveillent qu’au plaisir d’écraser les gens qui les nourrissent . Les Peintres Anglois font pourtant beaucoup d’usage du minium, quoiqu’ils n’en voyent sûrement pas dans les tableaux de Vandyck, ni beaucoup d’autres dont ils connoissent bien le prix depuis la fin du siècle dernier.

 114. Le cinabre est d’un rouge à-peu-près écarlate, quand il est broyé. N’en prenez jamais qu’en pierre, comme je l’ai déjà dit. Pour en composer des crayons il suffit de le porphiriser avec de l’eau dans laquelle on aura fait dissoudre un morceau de gomme arabique. Ces crayons-là sont très pesans. On ne doit pas craindre que le cinabre change, même à l’huile, à moins qu’il ne soit mêlé de minium. Il est constaté que le mercure, dans l’état de cinabre, ne se prête à l’action d’aucun dissolvant, parce qu’il est défendu par le soufre, & ne conserve aucun caractère salin.

Qu’on l’expose à la vapeur de foye de soufre, ou qu’on en verse dessus, il n’en reçoit pas la plus légère impression. Quelle vapeur assez putride pourroit donc l’altérer, s’il résiste à cette épreuve ? Presque tous les Peintres à l’huile, ceux de Londres, sur-tout, prétendent qu’il noircit. Je le crois bien. C’est pour l’ordinaire, du vermillon qu’ils employent, c’est-à-dire mêlange de cinabre & de minium, qu’on a lavé peut-être avec de l’urine, comme prescrit un petit livre composé sur la miniature, ce qui ne peut que disposer encore plus ce mêlange à s’altérer. Or comment ne noirciroit-il pas dans des villes chargées d’autant d’exhalaisons fétides que sont Londres & Paris ? (1).
(1) Si Paris n’étoit situé dans le plus heureux climat, & baigné par les eaux les plus salubres de l’univers, ce seroit un séjour éternel de peste, vu le peu de soin qu’on a pris dans tous les tems d’y donner l’air aux habitations. Il semble même que, dans les endroits ou les débouchés devroient avoir le plus de largeur, pour les facilités de communication avec la rivière, on ait affecté d’en faire autant pour les coupe-gorge, & l’on ne peut concevoir à quel excès les gens préposés pour surveiller les travaux à  cet égard, ont porté l’impéritie ou la négligence. L’administration vient enfin de s’en occuper elle-même. Les rues s’élargissent, elles commencent à s’aligner, on ouvre des débouchés. Qui croiroit que, dans le long de l’intervale du pont-neuf à la grève, il n’y a qu’une seule rue ? Encore n’a-t-elle que dix huit pieds de largeur.

115. Quelques personnes ont imaginé de rembrunir le cinabre dans la Peinture à l’huile, en y mêlant de la résine connue sous le nom de sang-dragon. Si ce mêlange est de peu de ressource, au moins n’a-t-il pas de grands inconvéniens, les substances résineuses n’étant elles-mêmes que des huiles concrètes. En ce cas il faudroit choisir du sang-dragon des Canaries en larmes. Ces larmes sont dures friables, rougeâtres, enveloppées dans des feuilles & grosses comme des noisettes. L’addition du carmin rend le cinabre plus sanguinolant.

 116. Le carmin, dans le pastel, doit se traiter comme le stil de grain. Sur-tout il ne faut pas épargner l’eau pour le laver & le purifier, sans quoi les crayons seroient aussi durs que le corail. Si l’on vouloit abréger, ou pourroit après l’avoir broyé simplement avec un peu d’eau, lui laisser le tems de sêcher à demi, puis le détremper ou le délayer avec de l’esprit de vin bien rectifié ; par cette méthode, les crayons seroient aussi friable qu’il est nécessaire ; mais elle ne vaut rien, du moins pour les Artistes.

 C’est qu’alors on ne peut le faire entrer dans d’autres crayons, pour différentes couleurs, telles que le violet, par exemple, à moins qu’on ne les composât de même avec l’esprit de vin, ou qu’il n’y entra en fort petite quantité, parce qu’il les durciroit trop ; & d’un autre côté, c’est qu’il ne faut employer dans une composition de quelque mérite, sur-tout à l’huile, aucune couleur qui ne soit bien dépouillée de toute les matières salines qui sont entrées dans sa préparation.

Que faire d’un tableau farineux, sans fraîcheur, sans vie, dont le coloris louche, terne, insignifiant, ne présente aucun relief ?
Il faut en convenir, aucun Peintre d’Italie n’a porté l’art du coloris plus loin que quelques uns des Peintres François. Mais la plupart négligent trop cette partie, comment ne voyent-ils pas, que le coloris fait le plus doux charme de la Peinture ?
Un poëme, quelque bien conçu qu’en soit le plan, n’a point de lecteur si le stile en est foible ; ainsi dans la peinture, la meilleure composition, sans coloris, ne peut jamais être regardée comme une esquisse. Peu de gens sont en état de juger si tel muscle produit, dans cette circonstance, tel ou tel effet ; mais le coloris appelle tous les yeux, & comme il ne faut aucune étude pour en juger ; il réunit d’abord tous les suffrages. Voyez le prix extravagant qu’on met aux bambochades anciennes, & modernes. Quoi de plus maussade pourtant du côté du dessin comme du côté des grâces ? mais il y a de la vérité dans les coloris, il est net, ce qui, joint avec le clair-obscur & le fini, sait le seul mérite de ces sortes de tableaux.

117. On concevra, sans-doute, par la manière dont je viens de m’exprimer, qu’il ne faut pas négliger le dessin, mais qu’il est, à-peu-près, dans la Peinture ce que la charpente est à la construction du navire, que l’art n’est que l’imitation de la nature, imitation qui ne peut-être complette qu’autant que l’on produit, à l’aide de la couleur, ainsi que l’expression, les mêmes effets qu’elle.

 118. Revenons au carmin. Cette substance est d’un grand usage dans le pastel, sur-tout pour les carnations, la couleur en est vive, & de tous les cramoisis brillans, c’est la moins fugitive.

 119. Les Peintres à l’huile en font peu d’usage. La couleur naturelle de la cochenille est pourpre. Les fabricans y mêlent une décoction d’autour & de chouan. Ces ingrédients n’ont point de consistance, & ne donnent pas assez de corps au carmin, non plus que l’alun qu’on y employe, & dont la terre est d’ailleurs susceptible d’altération.

 120. Voici de quelle manière il seroit bon de s’y prendre pour composer une espèce de carmin qui réussit à l’huile.

  Faites bouillir à petit feu près d’une heure, une poignée d’écorce de bouleau ; passez la liqueur au travers d’un linge, & remettez-la sur le feu ; pulvérisez un gros de cochenille & mettez-la dans le même vase. Après trois ou quatre bouillons, retirez la, & versez la décoction dans un plat de fayance, pour la séparer de la lie, à moins que vous ne préfériez de la passer au travers d’un tamis de crin. Pour-lors versez dans le plat goute à goute une certaine quantité de dissolution d’étain semblable à celle dont nous avons parlé n° 93. La cochenille se rassemblera bientôt en petits flocons d’un rouge de sang. Laissez la reposer quelques heures, elle se précipitera d’elle-même. L’eau restera jaune. On peut la jetter par inclinaison, & verser le précipité sur le papier lombard. Quelques momens après il faut répandre à plusieurs reprises sur le papier, mais à côté du précipité, beaucoup d’eau chaude, pour le bien laver & le dessaler entièrement.

 121. On donneroit à la fois au carmin, plus de corps & plus de solidité, par cette manière de le préparer. Il résulte de quelques épreuves qu’on a faites (1), que le suc de l’écorce du bouleau, verte ou sêche, fixe la couleur des bois de teinture, tels que le Campêche & le Fernambouc, toute fugitive qu’elle est : à plus forte raison peut-on compter que celle de la cochenille, beaucoup plus permanente, auroit toute la consistance nécessaire.
(1) Recueil de procédés sur les teintures de nos végétaux, par M. d’Ambouney, pag. 134 & 171.

 122. En effet, quelques goutes de décoction de cochenille pure, sur du papier, deviennent, en sêchant, d’un violet terne & sombre. Elles restent, sur le papier même, d’un violet rougeâtre & net, avec de l’eau de bouleau.

 123. Quand à la chaux de l’étain, dissous par les acides, on sait qu’elle n’éprouve point de changement. C’est pour cela que je la substitue à la terre d’alun, beaucoup plus susceptible d’altération. S’il falloit d’ailleurs des autorités pour justifier cette préférence, je pourrois citer MM. Hellot, Scheffer, Macquer, Bergman, qui, depuis long-tems, ont indiqué l’étain pour les opérations de la peinture, au lieu de l’alun, principalement dans la teinture de cochenille.

 124. Je dois prévenir au sur-plus que, quelquefois, on ne réussit point, & qu’il ne fait pas de précipité. De sorte que l’eau ne passe pas au travers du filtre, &, qu’au lieu d’être jaunâtre, elle reste couleur sang. Il faut alors y joindre d’autre eau chargée d’alkali fixe pour opérer la séparation, ce qui même ne réussit pas toujours, lors, par exemple, que la dissolution d’étain qu’on employe ne devient pas laiteuse par addition de l’eau pure. Dans la teinture, c’est tout le contraire. Le teinturier manquera son opération si la dissolution d’étain devient laiteuse avec de l’eau, parce que la chaux métallique ne pénètrera pas alors dans les pores de la substance dont le tissu, qui doit recevoir la teinture, est composé. C’est une raison pour n’employer à cet usage qu’une dissolution d’étain faite par l’acide marin seul. Cet acide, avec le secours d’un feu très-léger, dissout fort bien l’étain. Je n’ai pas cru devoir omettre cette observation, quoi qu’étrangère ici, vû son importance. La plûpart des Ouvriers ne tirent que des teintures médiocres des bois de Fernambouc, de Brésil et de Campêche, faute de connoître ce mordant qui leur donneroit des couleurs solides, en y joignant la décoction de l’écorce de bouleau.

 125. Dans la peinture en émail on se sert du pourpre de cassius, qu’on incorpore, ou qu’on attache à l’émail avec de la poudre de verre tendre. Le feu qui fond le verre, fixe le pourpre sur l’émail, mais sans vitrifier le pourpre, comme on pourroit se l’imaginer. Il tempère seulement la couleur, en proportion de la quantité d’émail qu’on y joint, & lui fait prendre un ton plus ou moins rose, plus ou moins cramoisi, mais le pourpre en lui-même reste inaltérable. Ce pourpre n’est que de l’or dissous par l’eau régale & précipité par une dissolution d’étain. Comme un grand nombre d’Artistes ignore le moyen de le composer, j’ai cru leur rendre service de leur indiquer celui qui leur réussira le mieux. Le voici.

 126. Dans une once d’acide nitreux, mettez une demi once d’acide marin. Voilà, comme je l’ai déjà dit, de l’eau régale. Composez-la toujours vous-même, & n’employez jamais de sel ammoniac, au lieu d’acide marin, quoiqu’on la prépare de la sorte assez communément. Vous courreriez le risque de faire de l’or fulminant par des mêlanges ultérieurs, qu’il n’est besoin d’expliquer ; cela n’arrivera pas si vous la composez vous-même, comme je viens de le dire. Chargez par degrés cette eau régale d’autant de feuilles d’or qu’elle pourra dissoudre. Je parle des feuilles d’or en livret, qui se vendent à Paris environ quatre francs chaque  livret de  vingt quatre feuilles d’or & de six pouces carré.

 127. D’un autre côté, faites dans une carafe une autre eau régale semblable à la précédente. Joignez à ce dissolvant près d’une once d’eau bien pure, afin de l’affoiblir. Il faut un peu plus d’eau si les acides sont très-concentrés & fumans. Jettez-y quelques fragmens d’étain de Malaca. Celui de Cornouailles produit le même effet s’il est pur. Mais n’y projettez l’étain que successivement par de très-petites portions, la dissolution doit s’en faire très-lentement pour éviter qu’elle devienne laiteuse. On peut, dans cette vue, placer la caraffe sur une assiète pleine d’eau fraîche. Au reste, il faut toujours la composer soi-même, comme celle de l’or. Cette dissolution faite, répandez-en cinq ou six goutes seulement dans un grand verre plein d’eau. Joignez-y dix ou douze goutes de dissolution d’or. Sur le champ l’or deviendra pourpre plus ou moins violet, car sur vingt essais, les nuances ne sont presque jamais semblables. Il y a même du hasard dans cette combinaison. Si le pourpre ne se montre pas tout de suite au fond du verre, ce qui peut arriver lorsqu’on n’a pas employé de l’eau bien pure, il faut plonger dans le verre, au bout d’une plume neuve, un morceau d’étain & l’y promener quelques instans ! L’or se rassemblera tout au tour en nuages vineux. Mais ce moyen même est inefficace, lorsque la dissolution d’étain devient blanche ou laiteuse dans l’eau. Ce qui le prouve, c’est que dans ce dernier cas, n’ayant pas obtenu de pourpre, je l’ai fait paroître sur le champ par l’addition de celle qui restoit limpide, quoique mêlée avec de l’eau commune de rivière. Il faut donc réserver pour d’autres usages la dissolution d’étain qui ne se trouveroit pas propre à celle-ci.
Quelques moments après que le pourpre s’est formé, versez dans un autre grand vase tout ce qu’il y a dans le verre, & continuez de la sorte jusqu’à ce que toute la dissolution d’or et celle d’étain soient épuisées. Le pourpre se précipitera de lui-même insensiblement dans ce verre, & pour lors il faudra verser par inclinaison le plus d’eau qu’il sera possible du vase qui contient le précipité, mais évitez qu’il ne s’échappe, & la remplacer par d’autres, afin d’emporter les acides nitreux & marin par un lavage abondant. L’eau qu’on auroit pas pu jetter sans qu’elle entraînât une partie du précipité, pourra s’évaporer au soleil, & le pourpre, en se dessêchant, se fera de lui-même en écaille.

 128. La manganèse fournit également, dans la Peinture en émail & dans la poterie, une couleur pourpre, mais inférieure à la précédente. On peut croire facile de se procurer pour cet usage des cramoisis d’une grande beauté, comme on le voit dans les vitraux de plusieurs anciennes églises. Au reste on prétend (1) qu’une dissolution d’or peu chargée, donne, avec l’alkali fixe, un précipité d’un cramoisi beaucoup plus pur que celui de Cassius, & qu’il suffit, pour empêcher l’or de se revivifier dans le feu, d’y joindre une très-légére partie de dissolution d’étain par l’eau régale, avant de le précipiter par l’alkali fixe. On suppose encore que l’or, précipité de son dissolvant par le mercure dissous dans l’eau régale, donne dans l’émail une couleur écarlate (2). Je trouve enfin dans les Mémoires de l’Académie des Sciences (3) que l’argent dissous l’acide nitreux & précipité par le sel neutre arsenical devient pourpre, mais la couleur disparoît dans le feu. Quoiqu’il en soit, ne pourroît-on pas faire passer le précipité pourpre de Cassius, dans la Peinture à l’huile, au ton qu’il prend sur la porcelaine ? c’est un problème dont la solidité de cette couleur vaut bien la peine que s’occupent ceux à qui le tems & l’occasion ne manqueront pas, ou dont les vues sont tournées vers les spéculations mercantiles.
(1) Chymie expérim. & Raisonnée, par M. Baumé, tom. 3, article de l’or. Voyez aussi le Dictionn. de l’Industrie.
(2) L’art de la Peinture sur verre, pag. 162.
(3) Année 1746, pag. 232.

 129. On me dira que je propose une préparation bien embarrassante & qui deviendroit coûteuse. Mais seroit-elle jamais embarrassante ni coûteuse autant que l’outremer, qu’on employe pourtant dans des parties moins capitales que les carnation ? La valeur de l’ouvrage, dans un excellent tableau, dédommage assez l’Artiste du prix de la matière.

 130. Revenons au pastel. L’ordre des choses nous conduit à parler des laques. Il faut les réserver pour les draperies. Il s’en trouve d’assez bonne sous le nom de laque carminée. On pourroit l’employer faute de carmin dans les carnations, mais non celle qu’on nomme laque colombine, & qu’on appelleroit encore mieux purpurine : elle seroit trop violette. Ces laques sont d’ordinaire en grain ou trochisques. Il faut en écraser un morceau pour les éprouver, & répandre dessus un peu d’alkali fixe en liqueur ou vinaigre. Si la couleur ne devient pas violette au premier cas, & jaunâtre au second ; c’est une preuve qu’elles ne sont pas mauvaises. Les laques doivent être traitées de la même manière que le carmin ; c’est-à-dire qu’il faut les délayer dans une grande quantité d’eau tiède après les avoir porphirisés, & le reste comme on l’a vu ci-dessus, n° 88.

 131. On trouve dans beaucoup de livres (1) une foule de recettes pour faire de la laque. Je ne les copierai point ici. L’on peut y avoir recours. Ce sont toujours des terres d’alun, colorée en rouge par des bois de teinture, tels que celui de Fernambouc, ou celui de Brésil, variété du précédent ; le bois de santal rouge, le Rocou, la racine d’Orcanette, la fleur de Kermès donnent pareillement des couleurs rouges, ainsi que les bois de Sainte-Marthe & de Campêche avivés par un acide. On peut mettre dans la même classe plusieurs espèces de lichen, sorte de champignon très-sec qui croît sur les rochers, particulièrement l’espèce qui donne l’orseille. Toutes ces couleurs-la tiennent fort peu. Les Murex & les Buccins fourniroient des pourpres beaucoup plus consistans, si la difficulté d’en réunis une certaine quantité permettoit de s’en occuper. On ne peut compter que sur la racine de Garance.
(1) Encyclop. Verb. Laque. Dictionn. de l’Industrie verb. Laque ; Biblioth. éconn. Dictionn. de Peinture, Traité de la miniature, etc.

 132. Mais si les fabricans, au lieu de l’alun qu’ils employent communément pour composer la laque, se servoient de la dissolution d’étain que nous avons indiqué, n° 93, ils l’obtiendroient beaucoup plus belle & plus solide.

 133. Voici, par exemple, une composition très facile dans ce genre ; Mettez dans deux pintes d’eau trois ou quatre petites branches de peuplier d’Italie ou de bouleau coupées en très petits fragmens. Tous les bois, dont on veut extraire de la couleur, doivent toujours être effilés ou hachés. Que ces branches soient vertes ou sêches, il n’importe. Faites les bouillir à petit feu près d’une heure. Décantez la décoction. Joignez-y de la racine de Garance pulvérisée, à-peu-près une poignée. Faites la bouillir dans deux ou trois minutes.
Versez la liqueur au travers d’un linge, dans un autre vase, & jettez-y de l’alkali, du tartre gros comme un œuf. Remuez le mêlange avec quelques tuyaux de plume. Versez dessus goute à goute, assez de dissolution d’étain (n° 93), pour que l’eau commence à jaunir. Quelques momens après filtrez sur le papier lombard ? Quand l’eau sera passée par le filtre, arrosez la fécule ou précipité qui sera resté dessus avec beaucoup d’eau tiède que vous laisseroit passer de même au travers du filtre, afin de dissoudre & d’enlever tous les sels.

 134. La garance est, de toutes les plantes connues dans nos climats, celle qui donne le rouge le plus durable, & le suc du peuplier ne peut que l’assurer davantage. Celui de l’écorce du bouleau vaut encore mieux pour les couleurs rosacées, & l’un & l’autre le rembruniront moins que la noix de Galle qu’on employe communément dans la teinture pour fixer le rouge de garance.

 135. On a remarqué que l’or & l’étain, mêler ensemble, après avoir été dissous, chacun séparément, par l’eau régale (nos 126 & 127), se précipitent dans la décoction de Garance en une belle & solide couleur rouge ; Ce procédé, qui ne seroit pas praticable dans la teinture ; à cause du prix d’un pareil mordant, pourroit servir à composer une laque bien supérieure au carmin pour la Peinture à l’huile.

 136. Au reste, s’il s’agissoit d’en composer une d’un ton brillant pour les ouvrages de peu de durée, il ne seroit pas difficile de l’obtenir en versant de la dissolution d’étain faite par l’eau régale (n° 93), sur une simple décoction de bois de Fernambouc ou de Brésil. Cette laque-ci, par exemple, feroit un beau rouge pour la toilette. Il suffiroit d’en délayer avec un peu d’eau pure & d’en étendre sur la pomme des joues. Mais, avant de l’employer à cet usage, il faudroit l’avoir bien lavé sur le filtre pour emporter tout l’acide. Ce rouge à l’eau seroit plus naturel que celui dont on se sert avec du talc en poudre, & ne sauroit être malfaisant, pourvu qu’on l’ait bien lavé sur le filtre. En Angleterre les femmes se servent du carmin de la même manière. Au reste, il seroit inutile d’essayer de mêler ni l’un ni l’autre avec du talc, parce qu’il les tourne au violet.

 137. La fleur de Carthame ou safran bâtard, donne aussi pour le même un très beau rouge. Mais il se compose d’une autre manière. On lave cette fleur dans plusieurs eaux, on l’y presse même entre les doigts pour en ôter la couleur jaune. Quand elle est bien lavée, on la fait tremper dans de l’eau fraîche où l’on a mis du sel de tartre. On la pêtrit dans cette liqueur alkaline pour en extraire toutes les molécules rosacées qu’elle peut fournir. On passe ensuite la liqueur avec expression au travers d’un linge ; on en étend une partie sur une soucoupe de porcelaine, on verse dans la soucoupe quelques goutes de jus de citron ; le rouge se précipite & s’attache aux parois du vase. On continue de la même manière avec d’autres soucoupes, après quoi l’on jette l’eau qui surnage dans les soucoupes. Il faut passer de nouvelle eau dessus, pour enlever tout ce qui peut être resté de jaune. On ramasse le rouge, on le broye avec du talc pour le faire servir en poudre, ou bien on laisse le rouge sur la porcelaine pour l’employer avec un pinceau mouillé. C’est ce qu’on nomme rouge végétal ou rouge en tasse. Il reste ordinairement beaucoup de sel de tartre dans cette composition, comme on peut s’en assurer, si l’on en met sur la langue. Mais, pour en juger, il ne faut pas avoir de sentiment du goût blasé par l’usage immodéré du sel de cuisine. C’est bien pis, si l’on mêle du cinabre ou du vermillon dans ces sortes de rouge, comme on l’a fait quelquefois ; les dents sont bientôt perdues.

 138. Des vinaigriers composent aussi du rouge pour la toilette avec la décoction du bois de Brésil, ou même avec le suc des bayes de certaines plantes, comme celles du sureau, de ronce & plusieurs autres. Ils les écrasent, les font bouillir avec de l’eau, passent la liqueur au travers d’un linge, y mêlent du vinaigre pour exalter la couleur, & l’enferme dans des bouteilles. Ce rouge imite mieux les couleurs naturelles que le rouge en poudre. Il s’incorpore en quelque sorte avec le tissu de la peau comme celui dont nous avons parlé n°136. Mais ce rouge de vinaigre, ainsi que tous ceux dont on n’a pas extrait, par beaucoup de lavage, les parties salines, est pernicieux. L’acide qui l’avive, & dont on ne peut le dépouiller, dessêche la peau, la flétrit. C’est même un répercussif dangereux.

 139. Ces petites ressources imaginées pour perpétuer l’aurore de l’âge, ne sont qu’éphémères. Mais leur fugacité même, & la nécessité de les renouveler sans cesse, avertissent chaque fois les femmes que la beauté passe bien vite, & quelles doivent de bonne heure acquérir d’autres ressources moins périssables.

 140. Au reste, si le rouge est un artifice, du moins cet artifice n’est pas contre nature autant que la poudre avec laquelle on se blanchit les cheveux. Les femmes à la Chine, moins inconséquentes à leur toilette, laissent les cheveux blancs à la vieillesse, & teignent les leurs en noir. Au surplus tous les peuples de l’Univers, policé ou non, se peignent la peau de couleurs artificielles, quelques-uns même jusqu’à se rendre difformes, & c’est une chose curieuse que la bisarrerie & la diversité de leurs goûts sur cette matière. A Gènes les femmes se couvrent de blanc tandis qu’elles auroient honte de mettre du rouge. Celles de la péninsule de l’Inde se peignent en bleu tout le tour des yeux pour les faire paroître plus grands. Quelques peuples sauvages se font de profondes blessures sur les joues pour se donner l’air guerrier ; ce sont leurs titres de noblesse, comme ailleurs on les fonde sur des lauriers flêtris & qu’on n’a pas cueillis (1). Les bords du Nil offrent des hommes qui, dans les mêmes vues, s’impriment avec un fer rouge des marques bleues sur l’estomach & les lèvres. A Taïti ce n’est pas sur le visage, mais sur le dos qu’on s’applique ces sortes de trophées. Les Patagons se font des cercles sur le visage avec des couleurs jaunes, rouges & bleues, comme s’ils vouloient disputer aux perroquets la diversité de leur parure. Les Anthropophages de la nouvelle Zélande trouvent qu’il y a plus d’agrément de se peindre le visage en compartimens comme un taffetas rayé. Les Caraïbes ne croyent pas qu’il suffise de se peindre les joues en rouge, ils se peignent tout le corps. Il est vrai qu’ils se préservent, par ce moyen de la piqûre des insectes, comme les habitants de la nouvelle Hollande s’en garantissent avec une couche de terre grasse. Mais ceux-ci, pour s’embellir, se passent une cheville au travers de la cloison du nez. Dans l’hémisphère opposé, l’on se perce la lèvre inférieure pour y suspendre en signe de triomphe, les dens des monstres marins qu’on a tués, usage qui n’est pas plus ridicule que celui de se percer les oreilles pour y suspendre des morceaux de métal, puéril étalage de richesse. Enfin les femmes, trop avilies dans le Groënland, cherchent à ressembler aux hommes, & se peignent le menton avec un fil enfumé qu’elles passent au bout d’une aiguille sous la peau ; tandis qu’ailleurs les hommes cherchent à ressembler aux femmes, en se rasant totalement la barbe, comme si la nature n’avoit su ce qu’elle faisoit (2).
(1) …. Miserum est aliorum incumbere samæ.Stratus humi palmes viduas deliferat ulmos                             JUVEN
(2) Je passois aujourd’hui, 5 mai, dans les Tuileries, tout près de deux Arabes. Ils étoient assis avec un Ecclésiastique. L’un deux avoit de longues moustache. L’autre, Prêtre du rit grec, & d’environ trente ans, étoit d’une très-belle figure, & portoit une barbe superbe. Une femme assise à quatre pas, n’a pu tenir contre l’envie de le plaisanter sur sa barbe. Je ne suis arrêté ? «  Vous pensez donc, « Madame, a-t-il dit, en assez bon « françois, qu’il vaut mieux qu’un « homme ait l’air efféminé ? Comment " ne se coupe-t-on pas aussi les cils « des paupières & les sourcils"

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