CHAPITRE VI

Des moyens de fixer le pastel

 288. On conçoit bien que si l’on pouvoit faire pénêtrer dans la Peinture au pastel quelque substance transparente & de nature concrète en dissolution dans une liqueur, le pastel resteroit assujetti sur le tableau dès que le pastel auroît séché. Nul doute que ce ne fut un grand avantage, car la facilité de la Peinture au pastel & la liberté qu’elle a de soigner, finir, retoucher un tableau tant qu’elle le veut, lui donneroit bien des avantages sur la fresque & sur la détrempe. Mais comment appliquer une liqueur sur des couleurs qui se détachent aussitôt qu’on les touche.

 289. Cette difficulté se lève en un seul mot. Qu’on incorpore au pastel, au travers d’un tissu léger qui le garantisse du frottement, quelque liqueur propre à le pénêtrer, de la matière solide & transparente dont elle sera chargée, & le voilà fixé.

Mais il ne faut pas juger de cet apperçu du moyen que je propose. On va se convaincre qu’il est aussi sûr & simple, sur-tout si l’on se donne la peine d’en faire l’épreuve comme je vais l’expliquer.

 290. D’abord le pastel s’enlève de dessus le canevas qu’autant qu’il éprouve quelque frottement ou qu’on le heurte avec un peu de violence.

Or, si l’on se contente de poser légèrement, sur la peinture, un châssis monté d’un taffetas qui ne fasse qu’effleurer le pastel sans frottement, ni secousse, il est clair qu’il n’en recevra pas la moindre altération, & que par conséquent l’on peut insinuer au travers de ce tissu la liqueur propre à fixer le pastel sans l’enlever ni l’effacer.

 291. Cette principale difficulté levée, il ne s’agit que de trouver la substance convenable & la liqueur capable de s’en charger.

 292. Parmi  les matières concrètes & transparentes, les résines paroîtroient les substances les plus propres à cet usage ; de même qu’elles sont la base des vernis. Mais toutes, à l’exception du camphre, qui n’a point de consistance, changent entièrement la nuance des couleurs. On ne peut donc employer que des gommes ou des colles qui n’ont aucune couleur par elles-mêmes, lorsqu’elles ont peu d’épaisseur, & qui n’altèrent pas la nuance des matières colorées.

 293. Mais comment les incorporer au pastel, si l’eau qui peut les dissoudre, ne peut d’un autre côté, pénêtrer certaines couleurs, telles que le bleu de Prusse, les laques ? Etc.

 294. Voici la réponse. Il n’est aucune couleur dont l’esprit de vin ne pénêtre parfaitement la substance. Il est vrai qu’il ne peut dissoudre les gommes, non plus que l’eau ne peut dissoudre les résines. Mais si l’on combine ensemble l’une & l’autre liqueur, la difficulté s’évanouit. Il est évident qu’elles incorporeront au pastel la substance concrète dont elles sont chargées.

 295. C’est en effet le résultat qu’on obtiendra lorsqu’après avoir dissous dans l’eau quelque gomme ou colle, & versé dans cette eau partie à-peu-près égal d’esprit de vin, l’on humecte le pastel au travers d’un taffetas intermédiaire, avec un plumaceau chargé de ces deux liqueurs combinées. Le pastel sera sur le champ pénêtré par l’un & l’autre menstrue au travers du taffetas, qu’il faudra tout de suite enlever de dessus la Peinture aussi légèrement qu’on l’y a posé.

 296. Peut-être pensera-t-on que le pastel doit alors s’attacher au tissu qui le touche. Il est vrai que j’en avois cette opinion moi-même au premier essai que j’en fis, & je fus étonné que le taffetas n’en eût rien enlevé quoique je n’eusse pas apporté de grandes précautions.

 297. On pourroit croire enfin que la liqueur ne sauroit manquer d’altérer les nuances du pastel en l’imbibant de la substance, même la plus transparente, lorsqu’on voit que la moindre goute d’eau claire qui tombe dessus y laisse une tâche.

 298. Mais il faut observer que cette tâche n’en seroit pas une si la goute d’eau s’étendoit sur toute la surface du tableau. Seulement il paroîtroit moins farineux, ou si l’on veut moins velouté, parce que les molécules du pastel seroient un peu plus rapprochées, & sa fleur plus adhérente, voilà tout. Car dès que les pastels sont préparés avec de l’eau, sans en éprouver d’altération, de nouvelle eau ne peut leur en occasionner aucune. Quant à la substance dont l’eau sera le véhicule, nul doute qu’elle ne pût altérer les couleurs suivant que cette substance pourroit, par elle-même, influer sur la nuance des couleurs, comme le font toutes les matières huileuses concrètes appelées résines, telles que la gomme élémi, la sandaraque, le mastic en larmes, ou qu’elle seroit plus ou moins colorée elle-même, comme la gomme-gutte, le sang-dragon, etc.

 299. Mais dès qu’on employe une matière non résineuse & sans couleur sensible, capable seulement d’acquérir la même consistance que les résines par l’évaporation de l’eau qui la tenoit en dissolution, les couleurs n’en seront pas plus altérées qu’avec l’eau pure.

 300. Or, de toutes les substances concrètes, solubles dans l’eau, les plus propres à remplir le but proposé, comme n’ayant aucune couleur, sont la gomme adragant, la gomme arabique & les colles. Il est vrai que les gommes ont peu de corps & ne forment qu’une croûte assez légère, qui ne résistant point à des frottemens un peu rudes, laisseroit le pastel à découvert. Il vaut donc mieux, quelques limpides que soient les gommes, employer la colle & choisir la plus belle & la plus transparente. A ce titre, la colle de gants, celle de parchemin, & par-défaut tout la colle de poisson, méritent la préférence.
Par ce moyen les couleurs ne seront point altérées & le pastel se trouvera très-bien fixé. Voici le mécanisme de cette opération.

 301. Choisissez la colle de poisson (1) la plus nette & la plus blanche, & faites en couper une demi-once en très petits morceaux. Comme elle est en feuilles roulées, & que le dedans est toujours d’une qualité médiocre, il faut le jetter. Mettez la dans une caraffe avec une livre, à-peu-près, d’eau bien claire. Le lendemain vous mettrez la caraffe dans un poëlon presque plein d’eau, sur la braise. C’est ce qu’on appelle bain-marie. Tenez tout cela, sur le feu, trois ou quatre heures sans ébullition, mais toujours prêt à bouillir. Remuez de tems en tems la colle avec une cuillère en bois. Au bout de ce tems la colle sera presqu’entièrement dissoute. Versez la dans un autre vase au travers d’un linge. Si c’est dans une bouteille, il faut attendre que la liqueur soit presque froide, sans quoi le verre éclateroit. Quand vous voudrez l’employer, versez-en dans une assiète une quantité proportionnée au besoin. Joignez-y partie à-peu-près égale d’esprit de vin rectifié, mêlant un instant les deux liqueurs avec un plumeau.
(1) La colle de poisson, (icthiocolle), n’est autre chose que de la vessie d’air qu’on tire dans les contrées arrosées par la Volga, des différentes espèces d’esturgeons (accipenser huso, accipencer ruthenus, accipenser stelatus) qu’on pêche dans ce fleuve, principalement vers Saratof, Simbirks, & dans tous ceux qui se jettent dans la mer Caspienne. On fait tremper dans l’eau ces vessies toute fraîches, on les frotte avec un linge un peu rude pour emporter la peau qui les couvre, on les roule ensuite sur elles-mêmes, & on les suspend sur des cordes pour les faire sêcher. Il y a des endroits où l’on fait aussi de la vessie d’air des barbues. Les notions que donne sur cet objet l’Encyclopédie, le Dictionnaire d’Histoire Naturelle & le Cours d’Agriculture, ne sont pas exactes. Voyez le voyage de MM. Gmélin, Dassas, etc.

 302. La colle, ainsi préparée, couchez votre tableau sur une table, la Peinture en haut. Ayez un taffetas bien tendu sur un chassis. Posez-le sur le tableau, de manière que le taffetas touche légèrement la peinture. Il est même bon de l’assujettir, en mettant sur les bords de ce chassis, deux ou trois morceaux de brique. Trempez un plumaceau dans la liqueur dont nous venons de parler & passez-le un peu légèrement sur le taffetas d’un bout à l’autre. Evitez de passer deux fois sur le même endroit. La liqueur dans l’instant pénêtrera le pastel au travers du taffetas. Otez aussitôt adroitement le chassis, & laissez votre tableau sêcher à l’ombre sans le remuer, le pastel paroîtra fort rembruni d’abord ; mais, semblable aux crayons qui sont toujours obscurs, jusqu’à ce qu’ils soient secs, la peinture en sêchant redeviendra ce qu’elle étoit.
Cependant, si les crayons avoient été composés sans choix, ou que les couleurs du tableau fussent tourmentées, il pourroit arriver que les teintes resteroient un peu plus brunes qu’elles ne l’étoient avant l’opération ; d’autant que le blanc de Troyes ayant peu de corps, les couleurs alliées à ce blanc, dominent un peu dessus (1). Pour prévenir cet inconvénient, tenez un peu plus clair que vous n’auriez fait tous les tons de votre tableau sans exception. Par ce moyen, les touches seront toutes au point convenable.

 304. On conçoit que par ce mécanisme très-simple on peut peindre au pastel des tableaux de la plus grande étendue, & fixer ensuite la Peinture à la faveur d’un chassis mobile de taffetas ou crin fort serré. La peinture au pastel, n’eut-elle d’autres avantages que celui d’être infiniment expéditive, c’en seroit assez pour qu’on l’employât dans des tableaux destinés à des places ou le jour n’est pas favorable à la Peinture à l’huile. Pour jouir de ceux-ci, par exemple, il faut être placé du côté même par lequel vient la lumière. Aussi ces tableaux fort élevés & ceux des chapelles qu’on ne peut voir de ce point de vue, sont-ils comme des trésors enfouis. Le pastel fixé n’auroit pas cet inconvénient. Pour cet effet, on n’auroit qu’à faire préparer une toile très-fine, montée sur un chassis de la grandeur convenable, & la faire imprimer à la colle avec de la craye. C’est ce qu’on appelle en détrempe. Le pastel adhère très-bien sur un pareil canevas, si l’on peint dessus, & peut-être fixé comme sur un tableau au chevalet. C’est une opération de deux minutes. On peut employer également du papier qu’on aura collé sur une toile, ainsi que ces papiers peints en détrempe, & qui servent de tapisserie. ils réussissent parfaitement. Nous reviendrons tout-à-l’heure sur cet article.
(1) On peut substituer à la craye, lorsqu’on se propose de fixer le pastel, les autres blancs dont j’ai parlé, n° 66 & 68.

 305. Mais dans ce cas il seroit bon, pour plus de précaution, d’avoir deux ou trois de ces chassis mobiles dont nous venons de parler, afin d’arroser & laver d’eau chaude, avec une éponge, celui qui viendroit de servir pendant qu’on employoit l’autre, parce que s’il s’étoit par hazard attaché quelques particules de pastel au tissus du taffetas, on ne les porteroit pas sur les autres parties du tableau. De même il seroit bon d’avoir au lieu du plumaceau, deux ou trois pinceaux faits exprès pour pouvoir les laver de tems en tems dans l’eau chaude. Ces pinceaux doivent avoir à peu près la forme des vergettes dont on brosse les habits & la longueur d’environ six pouces, non compris la poignée qui doit être un peu recourbée. Mais ils ne doivent guère avoir que deux rangs de poils de bléreau d’environ deux pouces de sortie, parce qu’il ne faut pas répandre & confondre les teintes, quoique je n’aye jamais éprouvé cet inconvénient. Je me suis quelquefois servi d’une patte de lièvre.

 306. S’il arrivoit, car il faut tout prévoir, qu’en étendant la liqueur les poils de pinceau pénétrassent dans le tissu du taffetas, & se chargeassent de couleur, on s’en appercevroit sur le champ. La liqueur ne manqueroit pas de devenir louche dans l’assiète à mesure qu’on y tremperoit le pinceau pour en prendre. En ce cas, il faudroit renouveler sur le champ la liqueur & changer l’assiète.

 307. On doit cependant composer peu de liqueur à la fois, parce que elle pourroit se corrompre au bout de quelques jours, à moins qu’on ne mêlât tout de suite la dissolution de colle avec pareille quantité d’esprit de vin, ce qu’il faut faire en incorporant les deux liqueurs, de manière qu’on verse alternativement dans la bouteille un verre de dissolution de colle avec autant d’esprit de vin. D’ailleurs dans un tems froid cette difsolution se coagule & reste en muscillage. Mais pour lui rendre la fluidité nécessaire, il suffit de mettre la bouteille dans l’eau qu’on chauffe un instant. Mettez aussi, dans les tems froids, l’assiète sur l’eau chaude, pour tenir la composition plus liquide pendant l’opération.

 308. Mais au surplus, comme on pourroit faire quelque méprise, la première fois qu’on voudra la pratiquer, il convient d’en faire l’essai, par précaution, sur quelqu’ouvrage de peu de conséquence, ou même sur la moitié seulement d’un tableau qu’on aura peint tout entier pour cet usage, afin de juger de la différence des tons, lorsqu’il sera sec, & de l’effet de la liqueur sur le pastel.

 309. Il est même bon d’attacher quelques morceaux de carte sur les angles du chassis de taffetas, si l’on se propose d’en faire usage, pour fixer le pastel sur de grands tableaux, parce que le papier des cartes, en effleurant le pastel, n’en emporte pas la moindre particule, quand même le chassis y feroit quelque frottement.

Telle est la manière dont j’ai fixé le pastel sur des canevas, soit de toile imprimée en détrempe, soit de vélin, soit de papier.

 310. Monsieur Loriot s’est servi d’un autre procédé, qu’il a fait connoître enfin le 8 janvier 1780, à l’Académie de Peinture. Il employoit la même composition, mais il la faisoit jaillir sur du pastel en forme de pluie, avec une vergette qu’il trempoit légèrement dans la liqueur. Il faisoit revenir à lui les soies de cette brosse, avec une baguette de fer courbe, & les laissant ensuite échapper, elles répandoient sur la Peinture, en se redressant brusquement par l’effet de leur élasticité, des goutes de liqueur qui la couvroient insensiblement toute entière, si l’on continuoît d’arroser ainsi tout le tableau. Ce procédé réussit assez bien, mais il exige de la patience & beaucoup d’adresse. Il faut aussi que la dissolution de colle soit extrêmement claire, & même assez chaude, sur-tout en hiver, autrement elle se fige en l’air & fait des tâches.

 311. Quant au procédé de M. le Prince de San-Severo, c’étoit à-peu-près la même composition, c'est-à-dire de la colle de poisson qu’il faisoit dissoudre dans l’eau pure, & qu’il mêloit ensuite avec de l’esprit de vin. Mais il commençoit par la faire infuser dans du vinaigre distillé. Ce n’est pas d’ailleurs sur du pastel qu’il appliquoit immédiatement la liqueur, mais par derrière le canevas, qu’il tenoit renversé, la Peinture en dessous, de manière qu’elle s’insinuoit au travers & venoit imbiber la pastel. Ce procédé réussit parfaitement, l’on ne court pas le moindre risque de gâter le tableau, mais on ne peut l’employer que sur un canevas de taffetas ou de papier Bleu. Sur tout autre, la liqueur ne pénétreroit pas.

 312. Il y a douze ou quinze ans qu’un Peintre italien, qui se nomme le Chevalier Saint-Michel, fit insérer, dans le Mercure de France,un projet de souscription, dans lequel il s’engageoit à publier la manière de composer les crayons de pastel & de les fixer. Il ne m’a pas paru qu’on se soit empressé d’accueillir ses offres qu’il mettoit à un très-haut prix. J’ignore si son secret pour composer les pastels, ne se reduisoit pas à faire usage de l’esprit de vin. Mais ce dont je ne puis douter, c’est que son moyen de les fixer n’étoit autre que celui du Prince de San-Severo qui n’en à jamais fait mystère, & que l’on connoissoit en France par la relation de M. de la Lande, publiée en 1769. Cet Artiste peignoit sur taffetas, & ne faisoit que de petits bustes qu’il couvroit d’une glace, quoiqu’il eût fixé le pastel. Je ne sais s’il n’est pas allé mettre en vente ses secrets chez quelqu’autre nation. Dans la carrière des arts, le moyen de manquer la fortune c’est de courir après ; on ne peut l’atteindre que sur les aîles de la gloire.

 313. On voit que dans les trois procédés rapportés ci-dessus pour fixer le pastel, la composition de la liqueur est la même, & qu’il n’y a de différence que dans la manière de l’appliquer. L’usage & le tems apprendront qu’elle est la plus commode, la plus expéditive, & la moins sujette aux inconvéniens.
Rien n’empêche au surplus qu’avant de faire dissoudre dans l’eau, sur le bain-marie, la quantité de colle indiquée, on ne commence par la faire infuse vingt-quatre heures dans une once de vinaigre distillé, suivant le procédé du prince de San-Severo. Mais les proportions de colle qu’il indique sont trop fortes. Quant au vinaigre, nul doute qu’il ne soit avantageux contre la piqûre des insectes que la colle peut attirer, & ne contribue à les écarter.

 Il ne manquoit à la Peinture au pastel que de la solidité. L’y voilà parvenue.

Il nous reste à dire un mot du canevas même sur lequel ce genre de Peinture peut se pratiquer. C’est un éclaircissement qu’on ne trouve nulle part.

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