CHAPITRE V

De la pratique des arts.

 231. Nous supposons qu’on veut entreprendre une tête, & qu’on a la connoissance du dessin ; l’on prend un crayon quelconque d’une teinte légère ; on esquisse avec, sur le canevas, le plus juste qu’il est possible, tous les traits du visage, en établissant par un trait de séparation, les masses d’ombre & de lumière. Ensuite on ébauche le blanc de l’œil droit de la figure avec un crayon d’un bleu verdâtre un peu sombre, puis celui du côté gauche : on ébauche de même l’iris avec un crayon plus brun. L’on appuye même un peu le petit-doigt sur l’ouvrage, après avoir appliqué le pastel sur le canevas pour l’y faire mieux adhérer. On s’essuie les doigts, on prend un autre crayon, couleur chair, pour ébaucher les paupières supérieures qu’on sépare du blanc des yeux par un coup de crayon brun ; l’on trace les sourcils, & le pli qui est au-dessous, on y passe légèrement le doigt  pour attendrir les touches ; on ébauche de même le nez de la couleur de chair la plus analogue à celle de l’original, on met des teintes plus obscures dans la masse des ombres qu’il produit ; on parcourt de la sorte chaque partie de la figure, effaçant avec un linge ce qu’on s’apperçoit qu’on a mal rendu, puis on revient à chacune en particulier, de manière que l’ouvrage, terminé par degrés, se finit, pour ainsi dire, à la fois. En un mot, on commence par dessiner la figure avec des pastels, comme on a coutume de le faire  avec la sanguine ou la pierre noire, ensuite on met les couleurs de chair, d’après le modèle, & suivant que les parties sont plus ou moins éclairées, observant que, dans l’ombre, les tons doivent participer du ton des mêmes parties qui sont dans le clair. Il faut même rompre & dégrader les teintes à mesure qu’on approche de celles qui doivent fuir, sans cependant les noyer au point que les contours ne paroissent pas terminés. L’œil du spectateur doit faire le tour de la figure (1), & l’on y réussira, si les contours sont coulans, s’ils ne sont ni durs ou trop prononcés, ni noyés ou trop indécis.
(1) Caput, crus & pedes eminent, & extra tabulam vientur, disoit Pline, en parlant d’un ancien tableau qui faisoit illusion.

 232. Dans le portrait il faut s’attacher sur-tout à bien rendre le nez ; on peut être sûr que le portrait ressemblera toujours dès que cette partie du visage sera parfaitement saisie. Ce n’est peut-être pas l’opinion générale ; mais il est certain qu’on a quelquefois changé tous les traits d’un portrait bien ressemblant, sans toucher au nez, & que ceux qui connoissent l’original le nommoient sur le champ, malgré la différence qu’il y avoit dans les autres parties (1). La raison de cela se présente d’elle-même. C’est au centre du visage que ce porte habituellement l’œil du spectateur. C’est donc cette partie dont l’image le ramène au souvenir de l’original. Je ne prétends pas pour cela qu’on doive négliger les autres parties : je dis qu’il n’en faut négliger aucune, & moins encore celle-là.
(1) Il y a long-tems que j’avais fait cette observation. Mais je viens de m’apercevoir que d’autres l’on faite avant moi, par M. de Piles, pag. 266

 233. Mais avant tout, il faut placer la tête dans une attitude aisée. Quoi de plus absurde qu’une figure dont le corps & les yeux sont tournés vers la droite, pendant que la tête est tournée vers la gauche ! C’est une contorsion. Rien pourtant de plus ordinaire dans les portraits, comme si la tête n’alloit pas naturellement du côté vers lequel les yeux se portent. En prenant le parti de la dessiner un peu panchée en arrière & le corps en avant, mais de manière à peine sensible (1), on sera sûr de lui donner de la grâce (1), & dès qu’elle aura de la grâce, quelque peu touchante que soit d’ailleurs la physionomie, elle plaira par l’effet du charme qui naît de l’intention.

…. Point de monstre odieux, qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux.
(1) Ars illa summæst, ne ars esse vidrœtur. Quitif.

 234. ce que je dis là regarde les portraits de la femme. Il ne seroit guère moins ridicule de peindre un homme dans cette apparence de mollesse ou de négligence, que de représenter un Roi, la tête roide & le poing sur la hanche, comme une habitante de halle, gourmandant sa voisine. Cette noble idée s’est pourtant répétée cent fois. Il n’y manque plus que de l’entourer d’esclaves gémissans. Qui reconnoîtra jamais deux Rois magnanimes dans les statues du Pont-Neuf & d la Place des Victoires, en voyant à leurs pieds des malheureux chargés de chaînes, & dont la douleur nous perce l’âme (2) ? Le véritable attribut des Rois est le bonheur de tout ce qui tombe sous leur empire, & quiconque voit autre chose qu’un père dans son roi, n’est qu’un vil corrupteur fait pour être enchaîné lui-même à la place de ces vains simulachres.
(1) Cette attitude peut suppléer au sourire. Au reste, les Artistes Anglois se récrient sur ce que nos portraits de femme ont le sourire sur les lèvres. Il n’y a qu’à leur donner l’air triste & lugubre de l’ennui ; comme si la gaîté n’étoit pas l’appanage de la nation Françoise. Elle est d’ailleurs celui de l’innocence. Les Anglois sont les détracteurs de tout ce qui n’est pas eux. Oderunt hilarem tristes. Hor. Qu’ils suivent leur régime, et quoiqu’ils en disent, que l’eau, la diète, l’exercice & la gaieté soient toujours la nôtre.
 (2) L’Antiquité ne nous offre rien qu’on puisse mettre au-dessus des deux vieillards enchaînés à la Place des Victoires. Mais ces esclaves se concilient mal avec le superbe titre, viro immortali. Ce n’est pas en faisant des esclaves que les Rois vont à l’immortalité.

 235. Ce n’est pas que ces sortes de tableaux ne soient susceptibles d’ornements allégoriques. Mais il ne faut pas que l’accessoire domine sur le principal, comme on le voit dans certaines compositions. Encore est-ce dans la région de l’air seulement que les figures allégoriques doivent paroître. Aussi faut-il les toucher si légèrement, qu’elles soient, pour ainsi dire, aériennes & transparentes.

 236. Quant aux sujets purement allégoriques, ils doivent être simples comme les Fables d’Esope & leur sens également facile à saisir. Toute composition qu’il n’est pas aisé de deviner, ne mérite pas même d’être étudiée. Il faut la reléguer dans la classe des logogryphes & des énigmes. Veut-on montrer, par exemple, qu’on nr peut trop veiller sur soi-même contre les surprises de l’amour ? On verra la vertu languissamment couchée sur un tapis de verdure, au bord d’un ruisseau qui vient se précipiter & se perdre sur le devant, dans des gouffres & des rochers. L’amour, un masque à la main, voltige au-dessus de sa tête parmi les feuillages, & répand des pavots assoupissants. La vigilance & les symboles (1) qui la caractérisent, dorment auprès d’elle. A ses pieds un satyre détache à la dérobée une lionne enchaînée à la pierre carré (2), pendant qu’un autre satyre soulève adroitement les voiles légers qui couvrent ses charmes, & qu’un vautour saisit une colombe dans ses mains. Le ciel se couvre & devient orageux. Sur le côté, la statue de Minerve est mutilée, & les amours brisent son égide & son casque. On voit dans l’éloignement les ruines d’un temple consumé par les flammes, etc. (1).

Ce genre, trop peu connu, tient beaucoup à celui de la Fable & des Métamorphoses. Il obtiendroit sûrement pas moins de suffrage.
(1) Un coq, un chien
(2) On sait qu’il y a toujours une pareille pierre aux pieds de la vertu personnifiée

 237. On ne doit pareillement choisir dans celui de la Fable que les sujets d’une moralité frappante. Que fait au genre humain l’image cent fois répétée de Ganimède, ravi par l’aigle de Jupiter ; d’Orithye, enlevée par Borée ; de la marche triomphante de Bacchus ? Mais la perfidie de Laomédon, la stupide avarice de Mydas, la vanité puérile de Narcisse, l’orgueil & l’ambition du fils de Clymène, l’avillissement d’Hercule, qui prend une quenouille par foiblesse pour Omphale, offriront, sous le pinceau d’un Artiste intelligent, d’utiles leçons. Que seroient les jeux du théâtre, que seroit l’histoire elle-même, s’il n’en résultoit quelque moralité ? Le plus superbe ouvrage de Peinture ne sera jamais, sans cela, qu’un parterre où les fleurs ne servent qu’au plaisir des yeux, & ce qui ne plaît qu’aux yeux n’intéresse pas long-tems. En un mot, si l’on éprouve une sensation douce à la vue d’une composition recommandable par la correction du dessin, par la grâce des airs de tête, par la vérité de l’expression, par la fraîcheur du coloris, d’un autre côté la découverte du sens moral qu’elle renferme, donne encore plus de plaisir à l’esprit que toutes ces qualités-là n’en donnent aux yeux. Utile dulci.
(1) Un de nos Artistes les plus estimé, (M. Greuze) travaille en ce moment-même un sujet semblable, nous ne nous sommes point rencontrés dans la composition.

 238. Le genre de l’histoire n’exige pas une imagination si poëtique. Mais c’est-là que peut se déployer toute l’énergie d’un grand caractère, que la composition moins pleine de feu que la sagesse, prend un style mâle ; c’est là que les draperies doivent être riches, les fabriques nobles. Il faut sur-tout, que le sujet soit intéressant, tel qu’en fournissent les époques du règne de Louis IX, de Charles V, de Charles VII, de Louis XII, etc. Quoi ? Parmi tant de traits dignes d’être conservés, parmi ce même qui se passent sous nos yeux, aucun ne peut enflammer le génie d’un Artiste ! C’est en vain que les feuilles publiques les célèbrent, que les sociétés patriotiques leur décernent des prix honorables ! Les Peintres sont de glace ; le siège de Troye est à leurs yeux plus mémorable que le siège d’Orléans, & jamais l’assemblée des François, dans la ville de Tours, pour peser les intérêts de l’Etat, ne sera comparable à celle où les capitaines Grecs vont disposer des armes d’Achille (1) ? Hé ! Comment ne voyent-ils pas qu’ils pourroient compter autant de suffrages qu’ils auroient de spectateurs, s’ils entroient dans le génie de leur siècle & devenoient Peintres-citoyens. La gloire nationale, ainsi que le bonheur public, sont un patrimoine commun pour lequel chacun doit travailler puisqu’il le partage.

Codrus & Curtius se sont immolés pour le bien public. La France a ses Codrus & Curtius, & du moins l’histoire ne laisse pas de doute sur la réalité du sacrifice d’un Carcado, d’un Devius, d’un d’Assas & tant d’autres.

Le fameux combat de ce Renaud de Breham sous Louis IX (2),  la courageuse fermeté de ce Charles VII, qui, déshérité par un père en démence & par une mère dénaturée, en appelle au Ciel & à son épée ; la justice de ce Philippe de Bourgogne, qui force un Ministre prévaricateur à réparer l’outrage qu’il a fait à l’innocence (3), les transports de la nation décernant à Louis XII, avec des larmes de joye, le beau titre de Père du Peuple, au milieu de l’assemblée des Etats, la tendre humanité de ce Henri qui, pendant qu’il assiège Paris, en nourrit les habitans que la famine dévore, & tant d’autres traits sublimes ne sont-ils pas aussi propres à développer les talens de l’Artiste que tout ce que l’antiquité nous offre de plus remarquable chez les Grecs & les Romains.
(1)     Non hoc ista sibi tempers spectacula poscit
(2)     Il fut attaqué dans son jardin par cinq Anglois. Un prêtre & son domestique vinrent à son secours. Ils tuèrent trois des assaillans, & forcèrent les deux autres à prendre la fuite.
(3)     Ce Ministre, appelle Rhinsaud, pour s’assurer la conquête de Saphira, s’étoit défait de son mari. Le Duc de Bourgogne après l’avoir obligé de lui faire une donation de ses biens, la lui fit épouser, &, la cérémonie achevée, la délivra du monstre.

 239. Le genre des batailles rentre dans celui de l’histoire. Mais il exige plus de fougue, plus de fracas. Un peu de confusion n’est pas même un défaut, pourvu que l’œil puisse distinguer un groupe principal. C’est là que le désordre est un effet de l’art, il ne faut pas que les figures grimacent, ni que leurs mouvements soient contre nature ; mais à cela près, ‘expression ne peut-être rendue avec trop de force. Que les combattants s’élancent furieux les uns sur les autres. Que les images les plus terribles, semées de toutes parts, le feu, le sang, la mort laissent à l’ame aucune retraite pour se reposer. Ne craignez pas de rendre la scène trop déchirante. Je veux entendre les cris des mourans, &, lors même que j’épouse la querelle du vainqueur, il faut que les lauriers m’arrachent des larmes.

 240. Le paysage peut entrer dans toutes ces sortes de sujets. C’est le genre le plus facile & dans lequel on a le plus approché de la perfection. Mais le paysage sans accessoire est peu de chose. Destiné par lui-même à nous retracer les doux souvenirs de la vie champêtre, il peut offrir les détails les plus riants, des bergeries, des vendangeurs, des parties de pêches, des danses de moissonneurs, des voyageurs, des citadins sur le gazon, tous les amusements de la campagne,  des moralités même parées des attributs de l’Epologue ou de l’Idille. J’aperçois à l’ombre d’un sicomore, une jeune bergère qui rougit, interdite, confuse, & dont les bras inanimés laissant tomber sur ses genoux une houlette qu’elle ornoit de fleurs. Sa quenouille & son fuseau sont à ses pieds. Ses moutons, encore éloignés de la prairie, languissent dans l’attente. Sa mère, car à l’air de famille on ne peut s’y tromper, vient de la surprendre, & témoigne de la colère à la vue de cette houlette qu’elle indique d’une main, tandis qu’elle montre la quenouille de l’autre, & qu’un gros dogue gronde deux tourterelles perchées sur un arbre. Je vois ce que signifie ce tableau ; mais un jeune berger qui s’est réfugié derrière le sicomore, avec l’air de la plus vive inquiétude, achève de m’expliquer le sujet. Ainsi l’Idille vient se placer d’elle-même dans le paysage. C’est à la Peinture à l’animer, à lui donner un peu plus d’action que ne l’a fait la Poësie. Elle pourroit devenir, dans ses mains, une jolie scène dramatique. Mais n’allez pas me refermer dans l’enceinte qui borne votre vue au milieu d’un bosquet. Mes yeux veulent parcourir un plus vaste horizon. Que les jeux & les charmes de la campagne viennent s’y rassembler pour m’apprendre à regretter le séjour de la paix, de l’innocence & du bonheur. Que me diroient les arbres, les ruisseaux, les rochers solitaires ? Vous n’arrêterez mes regards sur le site le plus délicieux, qu’en amusant mon cœur par d’agréables illusions. Cependant si vous m’offrez des bosquets bien symétrisés, des châteaux, & le luxe des villes transporté dans les campagnes, qu’elles soient désertes & frappées de stérilité ; que les chaumières tombées en ruine me peignent la misère toujours voisine des grandes possessions (1).
(1) On désire que les campagnes se repeuplent de gens riches. Mais l’exemple de la corruption, mais le poids des crédits ?  Il faut honorer les Agriculteurs comme la portion la plus

 241. On jette aussi quelquefois des chasses dans le paysage. Elles peuvent faire les délires des gens livrés à cet exercice, qui tient aux mœurs des peuples encore sauvages.

 242. Les marines sont plus généralement goûtées. Au mois donnent-elles l’idée d’un grand spectacle, & elles peuvent inviter à réfléchir sur l’importante question de savoir si le commerce maritime est réellement, comme on le dit sans cesse, le nerf d’un Etat, ou si, pour employer une comparaison, il  n’est pas utile à la prospérité de la même manière qu’une table somptueuse est utile à la beauté

243. La Peinture est sœur de l’Eloquence & de la Poësie. Elles s’élèvent toutes trois, d’un même vol aux objets les plus sublimes & peuvent enseigner à l’envi de grandes vérités. Veulent-elles montrer, par exemple, sur quelles bases portent les gouvernements bien constitués. Elles ouvrent le Ciel ; en font descendre la Religion que le Génie de l’Empire accueille. A son aspect les vices prennent la fuite. Elle console d’une main la Vertu par l’espoir de la couronne immortelle qu’elle lui montre, secourt de l’autre, à la dérobée, l’humanité souffrante. A l’entrée d’un temple formé de quatre colonnes dont les chapiteaux ont pour décoration les simboles de l’Empire (1) & qui soutiennent une couronne qui leur sert de coupole, on voit la souveraineté sous la figure d’une femme dont les yeux respirent la tendresse, elle rassemble en cercle toutes les classes de la société, car tout ce tient dans l’ordre social, & le dernier chaînon touche au premier. Sous ses yeux, la justice met au devant de l’innocence, le livre de la Loi pour garantir des attentas de l’envie & de la perversité, pendant que la force, les yeux tournée sur la justice, terrasse la perversité, chasse la discorde, & contient le démon de la guerre. De l’autre côté l’industrie sillonne tranquillement la terre avec le soc de la charrue, & sème, entourée des arts, les trésors de l’abondance. Voilà comment les Empires reposent sur quatre colonnes, la religion, la Justice, les Armes & l’Agriculture. Ainsi la justice est soutenue par la force, mais si la force est la compagne de la justice, elle ne la dirige & ne la maîtrise pas. Toutes les deux sont également les bras du Souverain. Quel seroit en effet le renversement de l’ordre, si la partie armée des citoyens uniquement établie, & c’est ce qu’il faut que l’on sache, pour défendre celle qui ne l’est pas, devenoit oppressive & s’arrogeoit le droit de la fouler aux pieds ?
(1) Voyez le nouvel ordre d’Architecture qui se trouve chez Guiot,G raveur à Paris, rue Saint-Jacques, n° 9.

 244. Le Peintre & l’Ecrivain lors même qu’ils ne paroissent prendre que des formes riantes, savent cacher l’instruction sous cette écorce légère. Ils ne perdent pas de vue qu’ils sont en présence des siècles à venir encore plus que du leur (1), & c’est par ce moyen que les tableaux de Protogène ont sauvés Rhodes de la fureur de Démétrius, comme les poësies d’Eurypide ont sauvé les Athéniens de la vengeance de Syracuse.

Ajoutons ici quelques développemens à ces observations générales, sans prétendre nous appesantir sur la théorie de la Peinture. Ce seroit une entreprise un peu vaste que d’en traiter à fond toutes les parties.
(1) Voyez le nouvel ordre d’Architecture qui se trouve chez Guiot,G raveur à Paris, rue Saint-Jacques, n° 9.

245. Le premier des principes roule sur le choix ou l’invention du sujet. Nous avons déjà dit qu’il doit être intéressant, (n° 192 & 238). Du moins faut-il tâcher de le rendre tel. 

246. Le second porte sur l’ordonnance ou distribution des objets qui doivent le composer. Elle doit être facile, simple & naturelle.

 247 Le troisième principe est relatif au dessin. Le dessin doit-être pur, correct & précis.

 248. Le quatrième embrasse le stile. C’est principalement l’expression, la grâce, & le coloris qui constituent ce qu’on nomme le stile. Mais le dessin lui-même entre pour beaucoup dans cette partie. Le stile doit être coulant, noble, énergique.

 249. L’art des groupes, celui des contrastes, des draperies, de la perspective & du clair-obscur sont autant de branches de ces principes généraux

Supposons maintenant, pour en rendre l’application plus sensible, qu’on a fait le choix d’un sujet & qu’on s’est déterminé pour celui qui suit.

 250. Dans la dernière révolution de Gênes, un officier François, il se nomme Roquefeuille, êtoit chargé de défendre le poste important de la Madona Della Croce ; mais il n’avoit que très peu de monde & ne pouvoit compter sur aucun secours de la part des Gênois. Instruit qu’il doit être attaqué par des forces supérieures, il court vers la Place, monte sur une estrade qu’alloit quitter un religieux qui prêchoit le peuple. Il annonce qu’il vient d’avoir une apparition de la Madone. Elle m’a déclaré, poursuit-il, qu’elle alloit être attaquée par les Autrichiens, mais qu’elle ne vouloit point que les François eussent la gloire de les chasser, parce qu’il falloit que les Gênois vinssent la défendre, & qu’elle leur promettoit la victoire. Il n’a pas fini que les Gênois s’arment, le suivent, & le succès couronnant son audace justifie l’apparition.
Je prends ce trait parmi cent autres, parce qu’il est moderne & qu’il est peu connu parmi nous, quoiqu’il soit dans la bouche de tous les Gênois.

 251. On conçoit qu’il ne s’agit pas de représenter l’orateur en cuirasse, ni dans la posture d’un Saint Paul, annonçant l’Evangile aux Nations. Mais il doit être presqu’en désordre, comme un homme qui vient de se dérober au sommeil ; sa physionomie n’est pas non plus celle de Turenne ou de Condé, mais celle d’Annibal, l’air rusé, mêlé d’audace & de finesse. Le Religieux descend de l’estrade les yeux tournés sur ce nouveau Prédicateur. Celui-ci présente une épée à la multitude & montre à la Madone sur un nuage. On doit moins la voir que la deviner. Mais elle fait descendre un bouclier sur lequel sont représentés les armes de Gênes. Quelques bras sont tendus pour le recevoir. Les femmes elles-mêmes excitent le peuple & lui donnent des armes. Le soleil se lève, on l’entrevoit derrière le tronc d’un arbre. Les ombres par conséquent doivent être horizontales. Dans un coin paroît une petite forteresse avec un drapeau semé de fleurs de lis, & dans l’éloignement les troupes Autrichiennes se glissent vers ce poste pour le surprendre. On les reconnoît à l’aigle de leurs enseignes. Dans l’autre coin paroît un Sénateur qui semble applaudir à la dérobée ; & qui se couvre de son manteau du côté des Autrichiens, de peur d’en être aperçu.

 252. Comme un tableau ne doit représenter qu’un seul instant, qu’une seule action, qu’un lieu principal & ses dépendances.
« qu’en un lieu, qu’en un jour, un « seul fait accompli
« tienne jusqu’à la fin le théâtre « rempli.

L’Artiste doit choisir la circonstance la plus favorable & qui fournit les situations les plus heureuses. Ainsi le Brun, dans sa famille de Darius a représenté la mère de ce Prince avec ses enfants, aux pieds d’Alexandre. Le tableau seroit beaucoup plus vague & moins touchant s’il avoit choisi l’instant qui suivi celui-là. Je pourois citer encore un heureux choix dans l’exemple se Saint-André, sur le point d’être martyrisé. L’Artiste laissant à l’écart l’idée triviale de l’étendre sur la croix, a tiré de l’instant qui précède un mouvement sublime. L’Apôtre se jette à genoux devant cette croix pour honorer cet instrument de sa mort ou plutôt du bonheur immortel dont il va jouir. Mais cette idée vraiment grande & belle a souvent été répétée (1). Ainsi quand on aura, par exemple, à représenter la guérison du possédé, l’on n’ira pas se déterminer pour l’instant qui précède le prodige comme l’on fait la plûpart des Artistes (1). C’est un mauvais choix. On y voit, au lieu des belles expressions de la reconnaissance & de l’admiration la plus éclatante, que les contorsions d’un furieux qui se débat dans ses chaînes. Il en résulte une équivoque détestable. D’ailleurs c’est le prodige qu’on cherche, & l’on n’en voit pas.
(1) On la voit exécutée à Notre-Dame dans la croisée à droite. Ce tableau n’est pas l’ouvrage de Jacques Blanchard, le Coloriste, puisqu’il est de 1670, & que cet Artiste mourut en 1638. On le trouve encore dans un tableau du Guide, à Saint-André du Mont Celius à Rome. L’Albane a aussi traité ce sujet de la même manière, dans un tableau de l’Eglise de Serviteez à Bologne, etc.

 253. Quant à l’unité d’action, rien de plus absurde qu’un tableau qui représenteroit deux actions simultanées indépendantes l’une de l’autre. L’attention ne peut se partager entre deux objets à la fois, ni l’intérêt se diviser. On ne voit aujourd’hui que bien rarement de pareilles bévues, quoique de grands Artistes y soient tombés autrefois.
(1) On en voit deux tableaux à Notre-Dame.

 254. Cette unité d’action renferme nécessairement celle de tems & de lieu. Je n’ai donc pas besoin d’insister sur ces deux articles.

 255. Ce n’est pas que si le trait historique est peu riche par lui-même, on ne puisse y joindre, lorsqu’on a beaucoup d’espace, des accessoires analogues. S’ils le développent, ils l’embellissent. On a vu que l’Eloquence, la Poësie & la Peinture sont sœurs. Mais c’est trop peu dire. Est-on Orateur, est-on Poëte, si l’on n’est Peintre ? Non, de même le Peintre est tout à la fois Orateur & Poëte. On peut même ajouter qu’en général celui qui n’exécutera son sujet que comme un historien l’auroit décrit, n’ira pas loin. Que diroit-on de la Lusiade ou de la Jérusalem, si le Camoëns & le Tasse avoient sêchement raconté les voyages de leur Héros dans l’Inde & la Syrie ? Une très légère circonstance, le moindre épisode, une saillie puisée dans la morale ou dans le sentiment, liée toutefois avec le sujet, suffit pour l’élever au ton de la Poësie, pendant que l’expression l’élève à celui de l’Eloquence. Qu’un Artiste, par exemple, veuille représenter une petite fille, dont sa mère ajuste la coëffure. Cette idée est fort simple & n’offre rien de fort piquant. Mais n’en demandez pas davantage à tous ces tableaux qu’on nous apporte…. On m’a déjà deviné. C’est assez. Que fait l’imagination pour embellir cette froide & stérile image ? Elle prend le pinceau de Chardin : pendant que la mère assujettit la tête de la petite fille & range la coëffe, celle-ci tourne les yeux sur le miroir pour se regarder, & nous fait sentir que les mères font trop valoir aux enfants le prix de la parure. Inde mali tabes. Aussi fit-on sur ce joli tableau (1) ces quatre vers.

« Avant que la raison l’éclaire,
«  Elle prend du miroir les avis « séduisans
« Dans le désir & l’art de plaire,
« Les belles, je le vois, ne sont « jamais enfants »

C’est ainsi que pour exprimer une circonstance critique dans la vie d’un héros, l’histoire qui l’écrit, laisse une lacune. Elle déchire le feuillet (2), Ainsi le Poussin dans un de ses paysages où l’on voit une danse de jeunes bergères (3), place, tout auprès, un tombeau qui semble avertir le spectateur du néant des plaisirs & lui dire combien l’intervalle est court de la vie à la mort, (4), aussi Jouvenet, dans son tableau du Lazare ressuscité (5), représente un malade qui, plein d’admiration, lève les bras à la vue de ce prodige, & témoigne l’espérance qu’il a d’être guéri, tandis que les ouvriers sont frappés d’étonnement, que les femmes, & les disciples sont remplis de confiance, & que deux enfants, saisis de peur, se jettent dans les bras de leur mère & cependant regardent avec intérêt. Rien de plus simple & voilà le sublime.
Ce que je dis là de cette composition de Jouvenet, on peut le dire d’un tableau de Boullogne, d’une date antérieure, & qui représentent le même sujet (6). Il y a de grands rapports dans la manière dont ils l’ont conçu l’un & l’autre.
 (1) Je ne l’ai point vu. J’en parle seulement d’après la gravure qu’en a faît le Bas & que tout le monde connoît.
(2) C’est à Chantilly qu’est ce tableau, par Corneille.
(3) Dans le cabinet du Roi.
(4) Des critiques (Richardson) ont censuré cette idée que d’autres ont proposé comme modèle (M. l’Abbé de Lille dans son Poëme des Jardins). Au reste, si l’on opposoit que cet exemple ne répond pas à ce que je viens de dire, que l’accessoire doit être relatif au sujet, il suffit de répondre que celui-ci fait partie du paysage, & dès-lors il rentre dans le plan général de la composition. C’est un contraste que le goût le plus sévère ne peut condamner.
(5) Dans l’Eglise du prieuré de Saint-Martin des Champs, à gauche.
(6) Aux Chartreux, près de l’autel à droite.

 256. On voit, par cet exemple, que les incidents doivent être analogues au sujet principal. Dès qu’ils aident à le faire comprendre ils en deviennent l’ornement. Je ne mets pas dans cette classe l’intervention des Dieux & des Déesses, même comme agents allégoriques, à moins que le sujet ne soit tiré de la Fable, ou que cette intervention n’ait son fondement dans le récit même de l’histoire. Au moins faut-il être extrêmement réservé sur cet article. Un versificateur à beau nous mener sur les traces de Vénus & des Grâces, il a beau parler de Permesse & d’Hippocrène, ce n’est pas là ce qui fait le Poëte. Les idées heureuses élevées ou fines, mais inattendues, les élans d’une imagination vive, riche & féconde, voilà le Parnasse. Ecartez enfin d’une composition tout épisode inutile. Dès qu’il ne l’orne pas, il la gâte.
« J’interroge en vain ces figures-là, « disoit l’Albani, je leur demande « ce qu’elles font dans le tableau, « toutes me répondent qu’elles n’en « savent rien ».

Mais dès que chaque figure accessoire fait penser le spectateur & lui développe le sujet, il aime à s’entretenir avec elle, & le résultat de cet entretien c’est un sentiment d’estime pour l’ouvrage & pour l’auteur.

 257. Rendons tout cela plus sensible par exemple, & prenons celui du Pigmalion de Raoux (1). Vénus entend ses vœux. Elle descend du ciel & touche la statue pendant que l’Amour la prend par la main. La statue s’anime. De petits amours s’empressent autour d’elle. Un deux prépare un collier de perles, un autre apporte une couronne de fleurs. Pigmalion, les bras étendus, est dans le ravissement. Plus loin paroissent de jeunes élèves du sculpteur. Ainsi, nulle circonstance qui ne soit analogue au sujet. Mais le trait heureux & poëtique, l’idée inattendue, c’est qu’on voit circuler le sang & la vie dans les parties supérieures de la statue, pendant que les autres sont encore de marbre. Cette jolie pensée achève d’expliquer le sujet & de prouver suivant l’intention de l’auteur, que l’amour peut donner une ame à qui n’en eût jamais.
(1) Au Louvre, dans la salle d’assemblée de l’Académie de Peinture, en face de la croisée.

 258. Souvent même une bagatelle, un geste, suffissent pour faire d’un sujet ordinaire une Ode charmante. Annibal, avec un mot, fait marcher son armée à la conquête de l’Italie. De même idée fine, spirituelle, subjugue, entraîne le spectateur. Qui peut disconvenir que ce fut une idée heureuse de représenter Diogène qui cherchoit un homme avec sa lanterne, & qui l’a trouvé dans le Cardinal de Fleuri ? C’est sous le même rapport qu’on vante à Bologne ce mouvement de la Turbantine (1) qui vient offrir des œufs à l’Hermite Benoît. Elle met la main dessus de peur qu’il ne tombe du panier. Ce mouvement, sans-doute, est naturel & fin, mais on permettra que je cite à cet égard une idée d’autant plus intéressante qu’elle est, tout à la fois, spirituelle & dictée par le sentiment. Une jeune bergère, dans une nativité de la Fosse, apporte un œuf à l’Enfant-Jésus, elle le tient d’une main, & mettant l’autre main sur la poitrine, c’est tout ce que j’ai dit-elle à la Vierge, mais je vous l’offre de bon cœur (2). La Vierge, en portant les yeux sur cet œuf, & non sur la bergère, témoigne par ce mouvement le même intérêt que si c’étoit un trésor. Mais perdra-t-elle son enfant de vue ? Non ; pendant qu’elle se tourne pour regarder l’œuf, ses deux mains qu’elle étend veillent autour du précieux nourrisson. Joseph seul, avance la main pour  recevoir cet hommage du sentiment. Ces idées là simples & délicieuses comme celles d’Anacréon, pénêtrent jusqu’aux larmes, & l’auteur n’a pu les préciser que dans son cœur. Dira-t-on que ce sont des observations de commentateur qui prête à son Héros des idées qu’il n’a jamais eu. Mais on peut voir & juger (3). Il est impossible, en considérant cette composition, de n’y pas voir tout ce qu’on vient d’observer.
(1) C’est le nom que porte un tableau du Guide qu’on voit à Boulogne au Couvent Saint-Michel du Bois. Il est presque perdu.
(2) Elle parle en effet, mais tout bas, ne manqueroit pas de dire un Italien ; c’est qu’elle a peur d’éveiller l’enfant.
(3) Ce tableau de la Fosse est dans l’Eglise de Saint-Sulpice, à l’autel de la première Chapelle à droite, au-dessus de la Sacristie. Le coloris en est beau. L’on y voit une fort belle tête de vieillard & deux ou trois Anges très-jolis. Un des anges, si ma mémoire ne se trompe pas, avance le bras pour faire signe que l’Enfant-Jésus dort, etc.

 259. Comme il faut éviter de surcharger le sujet d’accessoires inutiles ; on doit se garder encore plus de répandre dans un tableau d’histoire des détails puérils & minutieux. Ils décèlent une imagination stérile qui se jette sur tout ce qu’elle rencontre, & se couvre de haillons pour cacher sa misère. On ne s’amusera donc pas dans la représentation d’une scène intéressante à mettre des bambins à cheval sur un chien ou des marmousets qui se prennent aux cheveux. On doit laisser les pensées ignobles, grotesques ou bouffonnes à Scarron, travestissant l’Enéide.

 260. A ces remarques sur l’ordonnance, ajoutons que le personnage principal de la scène doit toujours, sans être isolé, paroître un peu séparé des autres, afin qu’on puisse aisément le distinguer. Cela prévient les quiproquos. Voyez dans le magnificat de Jouvenet, combien la Vierge, par la manière dont elle est placée, & par son attitude, s’empare d’abord de toute l’attention (1). Mais il faut ménager entre ce personnage & ceux qui sont les plus proches, une sorte de gradation ou de liaison. Cet séparation n’est pourtant pas nécessaire quand la nature du sujet ne comporte aucune équivoque. On en voit un exemple dans le superbe tableau de l’adoration des Mages, par la Fosse. Toutes les figures n’y forment qu’un seul groupe, & rien cependant n’y paroît confus tant elles sont bien distinguées (2).
(1) On voit ce tableau dans le cœur de Notre-Dame. On pourroit lui reprocher une figure inutile, précisément celle qui représente Jouvenet lui-même. La critique tombe dès que l’on considère que les gens de la maison se sont tous empressés de venir au devant de Marie. Il est alors du nombre des spectateurs qu’il a très-bien pu représenter sous la figure qu’il a voulu.
(2) Il est dans le même endroit que le précèdent.

 261. La liaison même ou gradation d’une figure à l’autre n’est pas si capitale qu’on ne puisse quelquefois s’en écarter lorsque les circonstances l’exigent. Le Saint-Laurent de le Sueur, est dans ce cas, & cette composition ne brille pas moins par la beauté de l’ordonnance que par la correction du dessin.

 262. Le dessin dans l’ordre de l’exécution, marche après l’ordonnance. Il est sans-doute la base & le principe des études. On l’a défini comme l’imitation de la forme des corps. C’est par là que tout élève a dû commencer pour saisir au juste cette forme & se rendre l’art de l’imiter plus facile. Mais on s’occupe du dessin, quand il s’agit d’exécuter un tableau, que lorsqu’on s’est fait une idée nette du sujet, & qu’ensuite on en a jetté le plan.

 263. Le dessin doit-être regardé comme la partie capitale d’une composition. C’est par lui que les figures seront en équilibre. C’est par lui qu’elles se mettent en perspective, & feront même dans les raccourcis, l’effet qu’elles doivent produire ; enfin c’et par lui qu’un tableau peut acquérir une certaine magie & montrer sur une surface plane des enfoncements capables de faire illusion. Rien de plus beau dans ce genre que celui dans lequel Henri IV reçoit un Chevalier du Saint-Esprit, par de Troi  (1). Le charme de la perspective est au comble. Voyez comme les objets s’éloignent. On ne trouvera rien nulle part qu’on puisse mettre au-dessus de cette composition. Le tableau de Henri III qu’on voit à côté, se distingue moins dans cette partie, quoiqu’il soit d’ailleurs très-recommandable par le coloris le plus suave, & par toutes les grâces d’un pinceau facile.

 264. On ne doit donc jamais négliger de dessiner toutes les figures d’une manière aisée, nobles & correcte. Le dessin, dans les femmes, doit être léger, pur & moëlleux. Dans les hommes, il doit être vigoureux, ferme & hardi. Mais fuyez la sêcheresse & la dureté. L’une & l’autre ne font pas moins disparoître le relief que les contours noyés. Evitez pareillement l’exagération lorsque vous n’avez pas à peindre Hercule aux prises avec un taureau. Vous n’offrirez point un berger qui se repose, les muscles tendus & tous les membres en contraction, comme un athlète. C’est encore un contre-sens de représenter un personnage avec une tête de rustre, & des mains ou les pieds délicats.
(1) Dans le cœur de l’Eglise des Grands Augustins.

 265. L’école Françoise, en général a  porté cette partie de la Peinture aussi loin qu’elle peut ; elle a tant de moyens, tant de ressources de tout genres (1), qu’il seroit au contraire étonnant que cela ne fut pas. Mais peut-être quelques maîtres se sont-il trop piqués d’exceller dans cette partie. Voyez le tombeau du Comte d’Harcourt (2). On sent que l’Artiste s’est occupé de lui-même. Il a fait comme ces Orateurs qui surchargent la défense de leurs clients de détails qui leur sont personnels : du moins le sculpteur semble avoir voulu, dans cet ouvrage, faire un tour de force. Il rappelle ces Musiciens qui cherchent à briller par des coups d’archet extraordinaires. Peut-être le commun des apprentis admire-t-il ces sortes de luttes contre la difficulté, mais le goût rejette leurs prodiges dans la classe des bonnes études & les laisse là. Ce n’ai point par la mécanique seule que le public juge les productions des Beaux-Arts, ils n’auroient même jamais obtenu l’épithète qui les distingue des métiers s’ils n’avoient que ce mérite.
Il faut pourtant convenir que dans le cas dont nous venons de parler, on peut justifier à cet égard les vues de l’Artiste. Il s’agit d’un mausolée. Ce n’est pas là qu’on doit répandre des images agréables. Ce seroit une faute énorme.
Il a sans-doute voulu nous faire voir dans ce corps défiguré le spectacle…. Vous frémissez ? Quoi, cette tombe ?... Approchons : notre vaine délicatesse à beau reculer, elle-même nous y précipite.
(1) Indépendamment des écoles publiques & de celle des Elèves françois à Rome, on voit à Paris une grande partie des meilleurs tableaux de l’Italie dans le cabinet du Roi. La collection du Palais-Royal réunit aussi plus de Corrège & de Paul Veroueses, que Parme & Venise. Au moins sont-ils beaucoup mieux conservés. Il y a dans les salles de l’Académie, d’excellents morceaux. On en trouve enfin dans les cabinets des Amateurs, une foule des diverses écoles, que tout le monde a la liberté de voir, la courtoisie françoise ne jouit véritablement qu’autant qu’elle communique ses richesses. Quo mihi fortunas, si non conceditur uti. HOR.
(2) Dans une chapelle à Notre-Dame, sur la droite, derrière le cœur.

 266. En général, on doit éloigner des yeux les objets révoltans, les images atroces. J’ai vu des gens détourner la tête à l’aspect du tableau de Pirame & Thisbé, par la Hire. Ce groupe de cadavres, le sang de Thisbé ruisselant sur le corps de Pirame, leur blessoit la vue. Rien, par exemple, de plus propre à faire des sensations pénibles, qu’une scène de pestiférés. Elle semble amener des détails propres à repousser la nature, à lui faire appréhender sa propre destruction. Voyez avec quelle sagesse, avec quels ménagemens Carl Vanloo, dans le Saint-Charles Borromée, a traité ce sujet (1). Rien de hideux, rien qui vous fasse reculer ; mais les images touchantes, & qui, sans faire le tourment d’une ame sensible, sollicitent la pitié, le plus tendre intérêt. Vous voyez un mourant, jeune encore, recevant les derniers secours de la religion. La vie semble s’échapper & l’abandonner par degrés. Ses mains sont déjà froides. On diroit que la foi retient encore son dernier soupir. Vous êtes attendri de sa langueur, mais vous l’oubliez pour partager son zèle. On voit tout près quelques autres malades. Peut-être même ne sont-ils déjà plus. On l’ignore. L’Artiste à voulu nous dérober tout ce que le tableau pouvoit avoir de trop déchirant. D’ailleurs le même intérêt partagé seroit affoibli. Borromée de son côté n’a rien qui ramène à l’idée de cette scène d’horreur, la plus tendre charité brille dans son visage ; Il n’est occupé que des augustes fonctions de son ministère. Il apporte le Dieu des consolations. Il y met cette candeur, cette aménité qui formoient son caractère. C’est véritablement une figure angélique. Il semble qu’il a communiqué son zèle à ses assitans. Ils ne songent seulement pas qu’ils sont avec des pestiférés, qu’ils sont eux-mêmes mortels. Je n’ai pas été dans la confidence de l’auteur, mais il ne peut avoir eu d’autres vues, & l’on sent un secret plaisir à trouver au fond de son cœur l’éloge de ce tableau, qui d’ailleurs, & sous tous les autres rapports, est un modèle exquis. Il a le coloris qu’il doit avoir. Ce ne sont pas les couleurs, ce sont des étoffes,c’est du linge, c’est de la chair. En un mot c’est vraiment un des plus remarquable des neuf ou dix chef-d’œuvres que possède Notre-Dame, sans parler d’un grand nombre d’autres bons tableaux répandus dans cette église.
(1) Dans une chapelle, à Notre-Dame, derrière le cœur, sur la gauche.

 267. Une observation qui découle naturellement de ce que nous venons de dire, c’est qu’il ne nous faut jamais négliger les têtes, parce que c’est le premier objet sur lequel on porte les yeux, & celui que tout le monde est le plus en état d’apprécier. J’ai vu des gens qui parcouroient tout assez rapidement, s’arrêter devant la résurrection de Lazare, par Champagne (1). C’est qu’il y a tout près du Lazare, trois ou quatre superbes têtes qui ne cèdent point au fameux François de Paule de Vouet (2). La figure entre autres la plus proche des pieds du Lazare, est du plus grand effet. Elle sort du tableau. Suivez l’exemple de ces Artistes là. Ces sortes de beautés peuvent racheter des négligences. Il faut pour cet effet consulter la nature, la belle nature, l’interroger avec le plus grand soin. D’ailleurs, si c’est le moyen d’être vrai, c’est aussi le moyen d’être varié comme elle. Est-il rien de plus froid qu’un tableau dont tous les visages semblent sortir du même moule, comme on peut le remarquer, entre autres, dans la plûpart des tableaux, chez certaines nations ; voyez  une de leurs figures, vous les voyez toutes. Que les têtes de femme sur-tout, brillent de cette fraîcheur, de cette fleur de beauté, questa bella vita, qui ravit au premier coup d’œil. Où les trouvera-t-on, si ce n’est dans la Peinture ? Un de nos Artistes les plus remplis de talent traite supérieurement les siennes, mais toutes on un air de famille, & n’ont que rarement le caractère de la beauté. Leurs yeux, tout cristallins qu’ils sont, paroissent toujours un peu sombre ; on diroit qu’elles vont pleurer l’absence des Grâces ; l’objet des beaux-arts n’est pas simplement d’imiter la nature, mais la belle nature. Le ravissant concert qu’une symphonie où l’on exprimeroit d’une manière vraye le croassement des grenouilles ! Pour peindre la beauté, l’Artiste, à Paris, n’a qu’à choisir. Cependant les Anciens, ne la chercheroient pas sur telle ou telle figure ; ils s’en faisoient, dit Cicéron, l’idée la plus ravissante, & c’étoit d’après ce modèle de leur imagination, qu’ils la représentoient (3). C'est-à-dire qu’en copiant les détails d’après nature, ils les rapprochoient de l’idée qu’ils s’étoient faite de la beauté. Mais n’allez pas adopter le goût du Maroc ou d’Alger, & vous faire un modèle chargé d’embonpoint. Ne donnez pas non plus dans le goût des Portugais pour les squelettes. Evitez les deux extrêmes. On ne supporte pas mieux les figures trop sveltes que les chairs enflées & molles. On aime des formes arrondies. Voyez la Vénus de Médicis. Quel Heureux choix !... Cependant si Cléomène avoit voulu représente une des Grâces, & non pas la Déesse de la beauté, je crois qu’il auroit fait les jambes un peu plus courtes, les pieds plus petits, je dis un peu, rien de plus. Enfin c’est par  les formes les plus élégantes, choisies par un goût pur, exprimées par la touche la plus suave, que l’œil du spectateur peut-être arrêté. Consultez Mignard, quoi de plus aimable que la Flore & que la nuit (4) ? La Vierge dans l’annonciation de Hallé (5). Celle du repos en Egypte par Boullogne (6), ont la plus heureuse physionomie. Le Jésus dans les Pèlerins d’Ammaüs, par Charles Coypel (7), Inspire l’intérêt le plus doux. Quelques praticiens critiquent le coloris du Jésus, ils le trouvent foible. Comment ne voyent-ils pas qu’il est ce qui doit être après la résurrection ?  Quoiqu’ils en soit, il ne s’agit pas ici du mécanisme de l’art ; je parle des Grâces. Or on diroit, à voir beaucoup de tableaux & de statues, que les Artistes habitent la Tartarie. Jettez les yeux & fixez les, si vous pouvez, sur le mausolée du cardinal de Fleuri. Peut-on voir rien de plus lourd ? Et ces quatre vertus de la place de Louis XV ? Ce sont vraiment des figures de bronze ; en fait d’ouvrage nationaux on devroit bien commencer par soumettre les modèles au jugement du public. Il paroît pourtant que la sculpture s’est réveillée. On pourroit citer quelques ouvrages qui méritent les plus grands éloges, entre autre une Madone en pierre qu’on voit dans l’Eglise de Saint-Chaumont (8), celle de Saint-Nicolas des Champs est jolie, mais l’autre est du plus grand caractère & de la plus heureuse expression. J’ignore si les détails en sont rendus avec la délicatesse convenable, ne l’ayant pas vue de bien près, mais c’est vraiement une beauté céleste, & l’on peut dire, en la voyant, ce que Michel-Ange disoit de quelques statues de terre cuite qu’on a toujours attribué au Corrège : « si cette terre devenoit du marbre, elle égaleroit les statues antiques (9) ? ». Seulement la draperie de celle-ci pourroit être un peu plus légère. L’Enfant-Jésus est nu comme il doit être ; or le contraste paroît brusque. D’ailleurs la Syrie n’est pas un pays froid. C’est bien pis à l’Eglise de Saint-Sulpice. On voit, à côté du grand autel, une Vierge enveloppée d’une énorme pièce d’étoffe, à peine montre-t-elle une main. L’on ne s’y prendroit pas autrement si l’on vouloit représenter l’hiver invoquant le soleil. Les autres statues qu’on voit autour du cœur, sont dans le même cas. Vous voyez presque toutes occupées à s’envelopper dans leur étoffe. C’est toujours la même idée. Elles n’ont pas d’autre contenance. Il faut en excepter Saint-Pierre, il est beau, très-beau ; qu’étoit donc devenu le cizeau des Girardon, des Pujet, des Desjardin ? Rassurons-nous. Quelques-uns de nos contemporains l’on retrouvé.
(1) Aux carmélites de la rue Saint-Jacques, à droite.
(2) Aux Minimes de la Place Royale, dans la dernière chapelle à gauche.
(34)Illi vel  in simulacées, vel in picturis, non contemplabantur alipuena, a quo similitudinem ducerent, sed ipsorum in mente insidebat species pulchritudinis eximia quœdam, quam interenres, in eaque defixi, adi Ilius similitudinem, artem & nanum dirigebant. In orat.
(4) Dans la galerie de Saint-Cloud, au plafond.
(5) Dans le cœur de Notre-Dame.
(6) Ibidem.
(7) A Saint-Merry, dans une chapelle, à droite.  
(8) Rue de saint-Denis. Elle est souscrite Euret, 1782.
(9) Ces terres cuites sont à Modène au Couvent des Cordeliers.

 268. Du reste, ce n’est pas au dessin qu’on doit uniquement s’appliquer lorsqu’on exécute son sujet. Il ne doit servir qu’à présenter & développer des idées. Il faut donc en acquérir & s’instruire comme l’on fait tous les grands Artistes. C’est le moyen d’être pour la postérité ce que les Anciens sont aujourd’hui pour nous. Presque tous ont été Poëtes, Architectes, Physiciens, leurs ouvrages le prouvent. Ils sont pleins de pensées fines & sublimes suivant la nature des sujets qu’ils traitoient. On naît sans doute avec le germe du talent, mais c’est la culture qui le féconde, le fait éclore, le nourrit & lui donne des aîles. Est-il de plus triste société que celle d’un sot ? De même, que peut-on attendre d’un tableau qui n’est, ni triste, ni gai, qui ne dort, ni ne veille, qui n’a point d’âme ? On a prétendu que la multitude n’est touchée que des couleurs & de l’image extérieure, & que s’il renferme une pensée elle n’existe pas pour elle. Je croirois volontiers le contraire. La foule aime à pénétrer le sens de ce qu’elle voit, & c’est, les trois-quarts du tems, faute de pouvoir le deviner, qu’elle passe & laisse là le tableau, mais avec quel plaisir elle en écoute l’explication ! Vous la voyez se récrier dès qu’elle en peut saisir la pensée. J’ai trouvé des gens du Peuple, dans certains jours de procession, plantés devant des tapisseries, s’occupant à les étudier & tressaillir quand ils ont seulement compris le sujet. C’est le sujet seul qui les occupe. Les couleurs & les formes ne sont rien pour eux.

Faites donc en sorte que vos productions ne soient pas comme un livre  écrit dans une langue inconnue.

Le tems, le lien de la scène, la qualité des Acteurs, leurs habits, & ce qu’on nomme le costhume, enfin tous les accessoires doivent aider à les faire comprendre.

 269. Mais c’est l’expression de la physionomie des personnages qui contribue le plus à faire ressortir l’expression générale du tableau. Celle des sentimens & des passions de chacun d’eux doit être analogue au caractère qu’on lui suppose, & tous les mouvemens, les gestes, les regards, doivent s’y rapporter. Il est rare qu’ils soient tous affectés des mêmes sentimens ; & de-là naît cette heureuse diversité que produisent les contrastes. Voyez la famille de Darius par le Brun. Quel admirable variété d’expressions. Je lève en ce moment les yeux sur un tableau de Bertin, dans un autre genre. C’est un militaire de retour de l’armée qui, pendant le déjeûné, fait le récit d’un combat à la famille assemblée. Sa mère l’écoute avec la plus avide curiosité. Sa femme est saisie de terreur. Son père vieux officier, ri de l’effroi de celle-ci. La femme de chambre, une cafetière à la main, se tourne pour la regarder, & marque de l’inquiétude. Un petit garçon promène en triomphe l’épée de son père, dont sa petite sœur, qui crie, veut arracher le nœud de ruban.

 270. Mais il faut se pénétrer soi-même du sentiment qu’on veut exprimer & s’identifier avec le personnage qu’on fait agir & parler ? Comment rendre l’enthousiasme de la Pucelle d’Orléans, si l’on n’est soi-même enflammé de l’amour de la patrie. Il faut pourtant rien exagérer ; en voulant renchérir sur la nature, on devient faux, les figures grimaçant & repoussent le spectateur qu’elles devroient attirer. Un discours gigantesque & boursouflé n’est que du pathos. La véritable éloquence est toujours simple, & chacun pense tout bas qu’il en auroit dit autant. Point de doute, en un mot, que l’expression particulière des figures d’un tableau, ne soit le moyen le plus sûr d’en expliquer le but & la pensée générale. C’est une admirable expression, par exemple, que celle de Magdelaine de le Brun (1) ; rien de plus touchant que son repenti. On y voit tout le mépris des richesses, des grandeurs & des plaisirs. On sent que son cœur plein de regret de leur avoir trop sacrifié, mais brûlant d’amour, s’élance vers le dieu des miséricordes. Le groupe du grand autel à Notre-Dame, offre de même la plus belle expression. Vous y voyez la résignation de la Vierge au travers des larmes qu’elle ne peut refuser à la nature, idée qui répond bien mieux à son caractère, & conserve davantage sa dignité que celle de la représenter renversée & sans connoissance, comme l’ont fait quelques Artistes. On y voit, dans le Moïse sauvé d’Antoine Coypel, briller à la fois sur le visage de la mère, qui s’est approchée pour offrir de lui servir de nourrice, la joye que lui donne la protection de la Princesse pour son fils, & la crainte qu’elle a d’essuyer un refus. L’enfant lui tend les bras, poussé par l’instinct de la nature. On sent les efforts qu’il fait pour s’élancer vers elle.
(1) Aux Carmélites de la rue Saint-Jacques, dans une chapelle, à gauche.

 271. On trouve dans le Persée qui délivre Andromède par Charles Coypel (1) des expressions également touchantes & variées. On ne peut rendre les mouvements de l’ame d’une manière plus pathétique, & la nature même ne va pas plus loin.

 272. Mais voulez-vous un modèle d’expression d’un autre genre. Jettez les yeux sur le sacrifice d’Abraham par le même Artiste (2). L’Ange vient d’arrêter le coup fatal. Le ravissement d’Abraham, la joie d’Isaac, mêlée d’un reste de saisissement, sont d’une telle énergie & d’une si grande vérité, qu’on ne peut les considérer un instant sans éprouver l’émotion de la plus tendre. Abraham serre son enfant dans ses bras. Isaac est encore pâle & blême.

Tous deux les yeux humides & brûlans…

Quelle expression ! Quelle ame ! Il faut le voir pour s’en faire une idée. Si quelqu’Artiste avoit besoin d’être électrisé qu’il regarde ce tableau seulement trois minutes. A cet égard, en un mot, c’est un des plus beaux morceaux qu’il y ait dans toute l’Europe.
(1) Au cabinet du Roi.
(2) Dans la salle d’assemblée de l’Académie de Peinture, au Louvre, à côté de la cheminée.

 273. Quant aux expressions douces, fines, spirituelles, on en trouve à chaque pas des modèles exquis. Ce même Coypel à peint une bergère courroucée contre son berger, mais qui paroît l’être à regret, & sur laquelle on fit, très-à-propos, ces jolis vers :

« Sa bouche vainement dit qu’elle « veut punir,
« Ses yeux disent qu’elle pardonne.

 274. Les têtes des Sauterre, des Rigaud, des Latour, ne laissent non plus rien à désirer à cet égard. On trouve également la fécondité la plus heureuse dans les Wateau, les Lancret, les Boucher. Ce dernier, depuis quelque tems, a perdu dans l’opinion, car la mode retire sa faveur avec autant de rapidité qu’elle l’accorde. Et c’est un grand exemple, il est vrai que le dessin que le dessin de Boucher n’est pas toujours bien pur, & que le coloris est souvent factice. Mais ce sont toujours les conceptions les plus ingénieuses, les pensées les plus délicates. En général les Artistes françois ont excellé dans cette partie, ainsi que dans l’élégance & les Grâces. On ne peut y voir rien de plus piquant, rien de plus fin que leurs expressions ; & c’est dans la Peinture, la première des qualités, comme dans l’ordre social une belle ame est le premier des titres. Quoique je n’aye parlé que d’eux, je ne nie pas que l’Italie n’offre de très-bons modèles ; je suis fort loin de chercher à les rabaisser ; mais on les a bien assez vantés, & s’il y a beaucoup à louer, on ne peut aussi disconvenir qu’il y ait aussi beaucoup à critiquer. Il est tems d’être juste, & c’est assez que je me sois imposé la loi de ne pas citer les Artistes vivants, quelqu’envie que j’en eusse. Mais je ne pouvois en nommer quelques-uns sans mortifier, peut-être, ceux que je n’aurois pas nommés.

 275. Je me contenterai d’observer, en général, qu’ils ont bien senti la dignité de l’art ; ils ont compris qu’il en est de la Peinture comme dans tous les travaux de Thalie & de Melpomène ; ce ne seroit pas assez de parler aux yeux, il faut parler, à l’esprit, il faut sur-tout parler au cœur, sans quoi l’on n’obtient que des succès éphémères.

 276. Après l’expression, le costhume contribue beaucoup à donner l’intelligence du sujet. L’habitude que quelques Artistes ont pris en copiant les Anciens, leur donne de l’éloignement pour les sujets modernes, à cause de la différence du costhume, comme si l’on ne pouvoit habiller avec grâce une figure sans l’accabler sous cet énorme faix de draperie dont ils emmaillotent les leurs. Voyez dans la prédication de Vincent de Paule, sur une galère (1), comment Restout s’est joué de cette prétendue difficulté. Quelle noblesse, quelle élégance dans les deux Commandants, quoiqu’ils soient dans le costhume d’alors. Il n’y a pas encore long-tems qu’on n’auroit pas fait un portrait de femme sans l’assommer d’un effroyable manteau. Si même on représente un sujet national, on le drape de fantaisie. En sorte qu’on ne sait pas si les Acteurs sont des Polonois, des Georgiens ou du François. Le costhume des divers siècles tempéré par le goût, dans ce que la fureur de la mode avoit pu lui donner de ridicule (2), n’auroit l’agrément de la variété (1) ; par-là du moins en préviendroit les équivoques. N’as-t-on pas vu des gens prendre Renaud, qui s’éloigne d’Armide pour Ulisse, partant d’Itaque. La postérité demandera quelque jour, en voyant certaines statues de Louis XIV & Louis XV, si ce ne sont pas celles de Thésée ou de Silla. Que répondre lorsqu’on est démenti par le costhume ?
(1) dans l’Eglise des Lazaristes, rue du faubourg Saint-Denis, près de l’autel à droite.
(2) Par exemple, sous Charles VI les femmes asservies à la mode « portoient des

 277. Quoiqu’il en soit, les draperies doivent jouer avec grâce, & le personnage ne doit point avoir l’air de s’en occuper. Rien de si plaisant que de voir un homme en action,  par exemple un Orateur, qui s’embarrasse les bras dans les circonvolutions d’une vaste pièce d’étoffe… Mais les statues antiques ? Laissez-les faire ; ne voyez-vous pas, servile imitateur, qu’elles représentent des hommes en repos. Voyez d’ailleurs les bornes. Sentent-elles le mannequin ?

 278. Au reste, si l’on néglige trop les étoffes légères, on néglige encore plus de les embellir. Ce n’est que du jaune, du rouge & du bleu, pourquoi toujours des couleurs dures ? Quelquefois des ornements semés sans profusion dans le tissu, feront un bon effet. De Troi n’a pas craint de jetter ce genre de manificence dans ses compositions, & s’en est bien trouvé. Mais on sacrifie les accessoires de peur qu’ils n’éclipsent le principal. La lumière bien ménagée, ce qu’on nomme l’artifice du clair obscur, prévient cet inconvénient.

 279. D’une part trop d’obscurité rend sombre & même triste l’aspect des lieux couverts de tableaux. De l’autre, les ouvrages de ceux qui se sont jettés dans le clair ont un air fade & blafard. Que les ombres de vos Acteurs soient fortes & vigoureuses, mais de peu d’étendue, & tenez les clairs un peu lumineux, sans cependant blesser l’harmonie, ou tomber dans la sêcheresse. Quelques Artistes ont placé leur sujet dans un air serain, découvert & frappé par les rayons du soleil. D’autres le placent dans un lieu sombre & répandent sur les figures le jour d’une porte ou d’une fenêtre. On pourroit introduire, par exemple, une très-grande lumière sur une partie du tableau, jettez sur ce fond des personnages qui ne doivent pas dominer, & sur l’autre partie, dont le fond est obscur, peindre les Acteurs principaux qu’on peut supposer très-éclairés. Ainsi la lumière répandue sur eux, les fera sortir d’un fond rembruni, tandis que les figures subordonnées, peinte en clair obscur sur un fond plus argentin, ne reçoivent qu’un jour réfléchi.

 280. Tel est à-peu-près ce tableau de Raoux qui représente l’origine de la Peinture (1). Dibutadis peint sur la muraille, à la lueur du flambeau de l’Amour, les traits de son amant prêt à partir.
La figure de l’Amour est dans l’ombre. Elle couvre le flambeau dont la lumière frappe une partie de celle du jeune homme. Dibutadis trace les extrémités de l’ombre que la figure de son amant porte sur le mur. La sienne est très éclairée sur ce fond privé de jour.
(1) C’est chez un Brocanteur que je l’ai vu. J’ignore dans quelles mains il a passé depuis.

 281. L’intelligence des dégradations de la lumière qui constitue l’artifice du clair-obscur est un secret que tous les maîtres n’ont pas possédé. L’on n’en trouve pas même l’apparence chez la plûpart des Anciens. Rien ne sort de la toile. Pas le moindre relief.

 282. On peut voir encore un superbe effet de la lumière dans un tableau de Natoire. C’est celui des vendeurs chassés du Temple (1).

Une partie de l’édifice est éclairée des rayons du soleil. Les figures se détachent parfaitement. Vous les voyez fuir, elles vont, dans leur trouble, se jetter sur vous. C’est une excellente composition. Le coloris d’ailleurs en est ferme & la touche hardie.
(1) A Saint-Sulpice, dans une chapelle du côté de la chaire.

 283. Je l’ai déjà dit ; le coloris est dans un tableau, comme dans la nature, la partie la plus attrayante. C’est une épreuve qu’on fait tous les jours dans deux femmes qu’on rencontre, l’une est remplie de mérite, mais ses dehors ne préviennent pas. L’autre est fraîche, délicate, quoique d’ailleurs d’un mérite médiocre. Il est pourtant vrai qu’on accorde à celle-ci, dès le premier abord, une attention que l’autre n’obtient qu’après qu’on l’a bien étudié. Or, va-t-on se donner la peine de se jetter dans cet examen, si l’on n’en est pas prévenu ? De même, on ne va pas se tourmenter à chercher dans un tableau des beautés qu’on ne peut découvrir qu’à la suite d’un examen approfondi. Ne négliger donc jamais le coloris. Consultez l’Argillière ; étudiez le bien.

 284. Je vois souvent, disoit Salvador Rose, donner pour un écu des morceaux qui n’ont aucun défaut du côté du dessin, pendant que d’autres, quoique moins corrects, mais d’un coloris flatteur, se vendent mille écus. Pesez bien cela.

 285. Mais outre quelques-uns des tableaux dont nous avons déjà parlé, tels que le Lazare de Champagne, la Nativité de la Fosse, on peut étudier le coloris du Saint-

Barthélemi de la Hire (1), la Pentecôte, de Jacques Blanchard (2), le Saint-Pierre, de Bourdin (3), la Conception, par la Fosse (4), & la Résurrection de la fille de Jaïre (5), le mariage du Duc de Bourgogne (6) & le Prévôt des Marchands (7) ; tous deux de Largillière, quelques portraits par Mignard, l’Extrême-onction, de Jouvenet (8), superbe tableau qui mériteroit d’être un peu mieux placé, beaucoup d’autres enfin qui sont répandus par-tout, principalement dans les cabinets des amateurs, & que je ne cite point, parce qu’il en passe de tems en tems chez les étrangers.
(1) A Saint-Jacques du haut-pas dans la nef, au dernier pilier sur la droite.
(2) A Notre-Dame, au premier pilier de la croisée, à gauche
(3) Ibidem, même croisée, au-dessus de la porte.
(4) Au grand autel des Récolettes, rue du bac.
(5) Aux Chartreux, dans la nef, à gauche.
(6) A l’hôtel-de-Ville, dans la grande salle à gauche en entrant.
(7) Dans la seconde sacristie des Minimes de la place Royale.
(8) A Saint-Germain l’Auxerrois, dans la croisée, à droite.

 286. On peut enfin le dire, Rome, Venise, Bologne, ont été long-tems notre école, mais on verra, si l’on veut juger sans partialité, que nous ne sommes pas loin de leur rendre ce que nous en avons reçu. Nous aurions pu multiplier les exemples, il en est une foule d’autres que nous regrettons de n’avoir pas rappelés, mais cela nous auroit conduit trop loin. Nous nous sommes bornés pour la plûpart, à ceux qu’on a chaque jour sous les yeux, ou qu’on peut voir avec le plus de facilité.

 287. Nous aurions à désirer que quelques-uns des plus capitaux fussent éternisés par le secours de la mosaïque, genre de peinture qui se pratique avec des morceaux de verre colorés qu’on réunit au moyen d’un ciment très-dur. On peut en voir deux échantillons aux Carmes de la place Maubert, d’après des portraits assez médiocres. Mais cet art ne s’est point encore établi parmi nous. La gravure y supplée en partie ; elle donne au moins une idée du sujet, de l’ordonnance du dessin, de l’expression même ; il n’y a que le coloris qui s’y refuse, & cette partie de la Peinture est trop importante pour ne pas laisser des regrets. Aussi beaucoup d’amateurs préfèrent-ils une bonne copie à la plus belle gravure, & ce n’est pas sans raison. De deux traductions d’Homère, celle qui se rapproche le plus de l’original n’est-elle pas la meilleure ?

Mais quel est l’enthousiasme de certaines gens pour les gravures, qu’on les voit rechercher à grands frais, des productions dont la rareté fait tout le mérite. Ils s’extasient devant quelques gravures muettes & nulles, comme si c’étoit le nec plus ultra de l’esprit humain.

 Ces divers moyens de perpétuer les fruits du talent nous conduisent à celui de fixer le pastel, nous allons nous en occuper dans le chapitre qui suit.

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